Le gouvernement assume de passer en force sa réforme des retraites. Ce qui en dit long sur l’état de notre démocratie, tous partis politiques confondus. Plus que jamais, les coalitions sur le modèle allemand ou autrichien apparaissent comme de la science-fiction…

Passage en force, déni de démocratie, mépris du Parlement, dérive autoritaire... L’opposition n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’exécutif qui a fait le choix de recourir à l’article 49.3 pour adopter la réforme des retraites.

Rien de nouveau sous le soleil

Les députés LR et PS ne sont pas les derniers à pousser des cris d’orfraies. Pourtant, leurs partis respectifs sont eux aussi adeptes de l’article 49.3… Si Élisabeth Borne le dégaine pour la centième fois dans l’histoire de la Ve République, 16 premiers ministres sur 25 y ont déjà eu recours. Certes, l’actuel gouvernement a la "main lourde" puisqu’il l’a dégainé à onze reprises en dix mois. Le gouvernement Rocard l’a utilisé à 28 reprises, le premier gouvernement Chirac et les gouvernements Barre et Cresson huit fois. Notons que, parmi les députés PS indignés, certains n’ont pas vu de problèmes à l’utiliser pour faire passer au forceps la loi Travail…

C’est le paradoxe de la politique française : le 49.3 est critiqué par les partis d’opposition qui ne dédaignent pas s’appuyer sur lui lorsqu’ils sont au pouvoir. Il y a fort à parier que, si un jour le RN ou LFI gouvernent, ils adoreront ce qu’autrefois ils aimaient brûler.

Cet article expressément voulu par Charles de Gaulle en 1958 est un parfait révélateur du principal mal qui ronge la démocratie française : l’incapacité à trouver des compromis. Pour certains responsables politiques, la clé résiderait dans une réforme de la Constitution qui permettrait de faire entrer à l’Assemblée nationale toutes les tendances politiques, notamment grâce à la mise en place d’une dose de proportionnelle.

Le 49.3 est critiqué par les partis d'opposition qui ne dédaignent pas s'appuyer sur lui lorsqu'il sont au pouvoir. Ce fut le cas du PS et de la Loi Travail...

Oui mais. L’actuelle législature, pourtant élue au scrutin majoritaire, a permis l’entrée au Palais Bourbon de députés issus de tous les horizons. Ils auraient pu tout à fait profiter des travaux en commission des Affaires sociales pour négocier, trouver des compromis quitte à faire des concessions sur certains points. En somme, il aurait été possible d’instaurer de facto un régime parlementaire dans lequel le culte du consensus dépasserait les clivages. On voit le résultat.

Le modèle germanique ? Une utopie

Le sectarisme et l’agressivité qui règnent à l’Assemblée nationale doivent faire bondir de leurs chaises nos voisins allemands et autrichiens : les députés travaillent en bonne intelligence et les gouvernements sont composés de coalitions qui semblent inimaginables dans l’Hexagone. Dans ces deux pays, chaque parti est prêt à parler à tout le monde. Il n’existe pas de "cordon sanitaire", de "front républicain" ou de "tabous idéologiques".

L’Allemagne a déjà été gouvernée par des coalitions "noire–jaune", c’est-à-dire par la droite classique, la CDU, et les libéraux du FDP, un parti qui a bien des points communs avec Renaissance. Mais dans l’Hexagone, cela semble impossible. Certaines personnalités de droite telles que Nicolas Sarkozy ou Éric Woerth ont prôné un accord de gouvernement entre Renaissance et LR : chou blanc. Pire encore, sur la réforme des retraites, certains députés LR préfèrent censurer le gouvernement que défendre un projet qui fait partie de leur corpus idéologique depuis des années… Les Allemands apprécient également la coalition "rouge jaune" qui mélange libéraux et socialistes, c’est-à-dire Renaissance et PS. Une douce utopie puisque, dans l’opposition, les socialistes soumis à la Nupes jouent la carte de la lutte frontale.

Les députés LR n'ont pas voulu voter en faveur d'un projet qui fait partie de leur corpus idéologique depuis des années

N’évoquons même pas la Grosse Koalition dans laquelle socialistes et droite classique gèrent ensemble les affaires publiques. Pour nos voisins d’outre-Rhin, cela est normal. Mais les Français pourraient-ils imaginer un gouvernement au sein duquel se côtoient des ministres PS et LR ? Qui pourrait imaginer Olivier Faure et Éric Ciotti dans un même gouvernement ?

Les Autrichiens, pour leur part, osent des accords qui donneraient des sueurs froides à notre classe politique. En ce moment, les Verts et la droite gouvernent ensemble et tout se passe de manière fluide. Et en France ? Un gouvernement dans lequel Sandrine Rousseau et Éric Ciotti travailleraient côte à côte ressemble à un scénario de film comique. À Vienne, les chanceliers ont même été amenés à gérer des gouvernements entre la droite "classique" et l’extrême droite. En somme, un exécutif LR-RN qui semble une douce fiction en France.

Prime à la conflictualité

Pourquoi ce qui est possible ailleurs est-il impossible dans l’Hexagone ? Le 49.3 a bon dos. En réalité, c’est toute notre vie politique qui est basée sur la confrontation. Pour monter en grade au sein d’un parti, il est nécessaire de séduire les militants. Or, ces derniers sont bien souvent plus intransigeants que les électeurs. Résultat, les états-majors sont majoritairement constitués de responsables peu aptes aux concessions et au débat d’idées.

S'ils étaient Allemands, Eric Ciotti et Sandrine Rousseau auraient pu siéger dans le même gouvernement. Impensable chez nous...

Prenons le cas d’EELV. Le courant « réaliste » majoritaire en Allemagne est très faible chez les Verts français, parti dans lequel Sandrine Rousseau qui prône la radicalité et la rupture avec le capitalisme, a failli porter les couleurs écologistes à la présidentielle. En 2023, il paraît impossible de voir nos verts travailler avec le centre ou la droite. Du côté du PS, il existe de nombreux liens avec la Macronie qui accueille de nombreux anciens socialistes. Pourtant les ponts sont coupés et les anciens de Solférino préfèrent désormais se ranger du côté des Insoumis, peu réputés pour leur esprit de construction et de conciliation.

La droite elle-même se réduit à peau de chagrin. Les militants votent systématiquement pour le candidat le plus "offensif" sur les questions de sécurité, d’immigration. Prime est donnée à l’attaque contre le gouvernement plutôt qu’à l’idée de négocier avec ce dernier.

Le gouvernement n’a donc pas le choix. Pour appliquer son programme, il utilise le 49.3 avec la conscience tranquille. Après tout, ceux qui dénoncent son recours l’utiliseront probablement lorsqu’ils seront aux affaires. Ce jour-là, les héritiers du macronisme condamneront le passage en force, le déni de démocratie, le mépris du Parlement et la dérive autoritaire. Ainsi va la démocratie française…

Lucas Jakubowicz

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