Le Code de procédure civile définit clairement l’expertise judiciaire. L’expertise amiable quant à elle n’est définie par aucun texte. Quel est le rôle de chacune ? Sont-elles complémentaires, indépendantes ou bien sujet de conflit ? (L’une prévaudrait-elle sur l’autre ?) Quels sont les avantages et inconvénients de chacune d’elle ?

Par Jean-Jacques Le Pen et Saly Bou Salman du cabinet LPLG Avocats

L’expertise amiable, expertise officieuse ou bien encore expertise privée, n’est pas définie par le Code de procédure civile et ni par aucun autre texte. Les praticiens du droit emploient ainsi différentes terminologies pour parler d’une même et unique expertise. La doctrine s’accorde à dire qu’il s’agit dans tous les cas d’une mesure d’instruction exécutée, avant ou après la naissance d’un litige, par un technicien mandaté, non pas par le juge mais par toute partie intéressée. La Cour de cassation n’emploie pas une terminologie définie bien que l’on retrouve souvent "expertise amiable" dans les décisions. La doctrine s’accorde à dire que ce genre d’incertitude sur la terminologie en elle-même met en évidence les dangers d’un vocabulaire imprécis dont on cerne mal les contours. Monsieur le professeur Beauchard soutient que l’expertise amiable devrait être appelée "non judiciaire, tant le terme d’amiable est souvent inexact".

Une expertise définie par l’usage…

Normalement, l’expertise amiable est une expertise à la fois conventionnelle et officieuse. Les parties devant se mettre d’accord sans intervention du juge pour désigner un expert commun ou parfois désigner chacun son expert. Les deux experts mèneront par la suite ensemble les opérations. Dans la pratique, c’est souvent une partie qui mandate son propre expert d’assurance à titre d’exemple et parfois sans même qu’elle soit contradictoire à l’égard de la partie adverse. Le terme d’expertise amiable est donc un contresens. Quand bien même dans la pratique les parties ont souvent recours à l’expertise non judiciaire puisqu’elle présente certains avantages, à savoir la rapidité et le moindre coût notamment.

… à laquelle s’oppose une expertise définie par les textes

Contrairement à l’expertise amiable, l’expertise judiciaire est quant à elle encadrée par la loi de façon rigoureuse et le principe du contradictoire prévu par l’article 16 du Code de procédure civile s’applique naturellement à elle. En matière d’expertise judiciaire, ce principe implique notamment qu’elle soit diligentée en présence des parties ou de leur représentant, préalablement convoqué en temps utiles, que les parties puissent obtenir communication de tous les documents et être informés de tous les éléments servant à établir l’avis de l’expert. Durant les opérations d’expertise, les parties ont la possibilité de présenter leurs observations et de contredire l’expert afin de discuter et de contester son avis. Le principe du contradictoire doit donc être observé non seulement à l’occasion du débat sur les conclusions de l’expert mais aussi en amont et tout au long des opérations d’expertise en ellesmêmes. Le tribunal ainsi que la Cour de cassation y veillent rigoureusement, parce qu’il s’agit d’une expertise judiciaire. Le principe du contradictoire est tellement important qu’il existe un juge chargé du contrôle de l’expertise à qui les parties peuvent s’adresser tout au long de l’expertise si elles ont des difficultés. Ainsi, l’expertise judiciaire est différente de l’expertise amiable en ce qu’elle est définie par un cadre juridique strict. L’expertise judiciaire de par sa procédure contradictoire a donc une valeur probante supérieure par rapport aux expertises amiables qui peuvent souvent être conduites non contradictoirement.

Ainsi, les avantages de l’expertise judiciaire sont d’être très contrôlés par le juge cependant, les inconvénients sont la lenteur de la procédure ainsi que son coût. Dans la pratique, il est d’usage de rencontrer pour une même affaire différents rapports d’experts. Ainsi, une des parties peut avoir préalablement saisi son expert d’assurance qui procède à des constatations. Celui-ci rédigera son rapport, ses opérations peuvent être contradictoires ou non. Par la suite, l’autre partie ou bien la partie qui a diligenté la première expertise amiable pourra également saisir le tribunal afin d’obtenir la désignation d’un expert judiciaire.


Des rapports en duel… 

Dans de nombreuses affaires, il peut donc y avoir deux rapports qui sont souvent contradictoires. La question qui se pose est alors de savoir comment le juge va appréhender deux rapports distincts qui émanent de deux experts différents et qui sont bien souvent non pas complémentaires mais contradictoires, ce qui peut être source de conflit. De manière générale, le recours à l’expertise amiable fait l’objet de réticence de la part des praticiens à divers égards : risque de subjectivité de l’expert mandaté et rémunéré par l’une des parties, absence de cadre procédural strict, caractère bien souvent non contradictoire du rapport en l’absence de présence de la partie adverse, quand bien même convoquée, etc. La jurisprudence de la Cour de cassation démontre qu’elle entend favoriser l’expertise judiciaire au détriment de l’expertise amiable, ce qui peut paraître objectivement défendable pour les raisons évoquées précédemment.

Malgré cela, la jurisprudence a décidé à de nombreuses reprises que tout rapport d’expertise amiable peut valoir à titre de preuve dès lors qu’il est soumis à la libre discussion des parties, même si l’expertise n’avait pas été réalisée contradictoirement. Cependant, la haute juridiction a indiqué qu’elle ne pouvait trancher le litige sur ce seul élément de preuve et qu’il devait être corroboré par d’autres éléments. Néanmoins, très récemment, par un arrêt de la Cour de cassation du 14 mai 2020, publié au Bulletin, la 3e Chambre civile a statué de nouveau sur cette question en indiquant que la Cour ne pouvait au regard de l’article 16 du Code de procédure civile (principe du contradictoire) "se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties par un technicien de son choix, peu important que la partie adverse y ait été régulièrement appelée". Cette nouvelle position de la Cour de cassation est très importante car elle risque d’accroître les réticences envers les expertises amiables. Cette décision peut être regrettable puisque dans certaines affaires, et plus particulièrement dans des petits litiges, le rapport d’un expert amiable pourrait parfaitement être suffisant sans certaines conditions. Cela est assez paradoxal puisque les différentes réformes successives tentent d’instaurer le recours aux conciliations et aux procédures amiables afin de désengorger les tribunaux.

Cependant, cela peut être compréhensible dans certains litiges très techniques comme la construction, l’immobilier, l’automobile ou bien encore l’aérien, où l’expertise judiciaire demeure néanmoins incontournable. S’agissant des domaines très techniques échappant à la connaissance des juges, le rapport de l’expert permet d’influencer de manière prépondérante l’appréciation des faits par le tribunal et c’est donc là toute l’importance d’une expertise bien menée.

La différenciation ainsi constatée dans la jurisprudence de la Cour de cassation entre l’expertise judiciaire et l’expertise amiable s’explique probablement par le fait que seule l’expertise judiciaire est soumise aux règles précises et contraignantes du Code de procédure civile qui impose le respect du principe du contradictoire tout au long des opérations d’expertise et garantit seul le respect des droits de la défense.

LES POINTS CLÉS

  • •  Les expertises sont devenues incontournables dans certains domaines.
  • •  La question de la preuve technique est complexe, d’où la nécessité de l’expertise.
  • •  Des rapports d’expertise peuvent être complémentaires ou au contraire divergents.
  • •  La question est de savoir comment le juge va les appréhender.

 

SUR LES AUTEURS

Jean-Jacques Le Pen est avocat au barreau de Paris depuis 1980. Spécialisé notamment en droit aérien, il est pilote avec des licences française et américaine. Il intervient également dans le domaine des risques industriels.

Saly Bou Salman est avocate au barreau de Paris depuis 2017, elle intervient notamment en droit des affaires, droit de la consommation, et risques industriels.

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