L’intelligence artificielle et la propriété intellectuelle entretiennent un dialogue nourri. Si à certains égards, la propriété intellectuelle peut apparaître comme un obstacle à l’intelligence artificielle, notamment dans la collecte des données, à d’autres elle peut se révéler comme une alliée. Comme souvent, le recours au contrat pourra venir concilier l’inconciliable.         

L'intelligence artificielle (IA) peut s’entendre comme la capacité des ordinateurs et des machines à effectuer des tâches intellectuelles habituellement associées aux êtres humains, comme l’apprentissage, le raisonnement et la résolution de problèmes ou encore la réalisation de créations ou d’inventions. Elle combine en un outil complexe une base de connaissances rassemblant des données d’apprentissage en nombre, des algorithmes mis en oeuvre par une application logicielle, une puissance de calcul et un modèle d’inférence. Elle interroge la propriété intellectuelle sur au moins trois plans : la protection de l’outil, la protection des produits de l’IA et la collecte des données d’apprentissage.

La protection de l’outil

L’outil est susceptible d’être protégé dans son ensemble par le brevet ou au travers de ses différentes composantes. Dès lors que l’outil constitue une invention nouvelle impliquant une activité inventive et qu’il est susceptible d’application industrielle, il est éligible à la protection par le brevet qui confère un monopole d’exploitation sur le territoire pour lequel il est délivré, pour une durée de vingt ans. En contrepartie de cette protection, les caractéristiques de l’outil doivent être publiées et accessibles au public. Le dépôt de demandes de brevet dans le domaine de l’IA est une réalité incontournable ainsi que l’établit une récente étude de l’OMPI (WIPO Technology Trends 2019 – Artificial Intelligence). Cette étude dénombre 55 660 dépôts de demandes de brevet dans ce domaine dans le monde en 2017 et une multiplication par 6,5 de telles demandes entre 2011 et 2017, selon une courbe exponentielle.

"La stratégie de protection de l’outil IA doit être établie en amont afin de ne fermer aucune porte"

Les différentes composantes de l’IA peuvent elles-mêmes être protégées à divers titres : la composante logicielle par le droit d’auteur et la base de connaissance par le droit sui generis des producteurs de bases de données (article L 341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle), si les conditions en sont réunies, les algorithmes, par définition insusceptibles de protection par le code de la propriété intellectuelle, par le secret des affaires (articles L 151-1 et suivants du code de commerce), le modèle d’inférence par le droit des contrats et la théorie du parasitisme. La stratégie de protection de l’outil IA doit donc être établie en amont afin d’adopter la protection la plus appropriée et de ne fermer aucune porte. Ainsi une communication trop précoce sur l’outil pourrait-elle interdire le recours au brevet.

La protection des produits de l’IA : l’IA inventeur et auteur ?

Une IA peut avoir pour finalité d’être utilisée en temps réel, par exemple pour permettre le déplacement d’un véhicule sans conducteur, sans aboutir à la réalisation d’un résultat reproductible comme une invention brevetable ou une oeuvre (composition musicale, oeuvre littéraire ou picturale…). Dans ce dernier cas de figure, la question qui se pose est : l’IA peut-elle créer, et si oui, à qui appartiennent les droits ? Cette question a été posée à plusieurs reprises en matière de brevet et de droit d’auteur par le docteur Thaler dans le but manifeste de provoquer le débat au niveau mondial. Ce dernier a déposé des demandes de brevet auprès de nombreux offices des brevets, notamment ceux des États- Unis, du Royaume-Uni, d’Australie, d’Allemagne, de Nouvelle-Zélande, d’Afrique du Sud, devant l’OEB, en désignant comme inventeur une IA nommée Dabus. Toutes ces demandes ont été refusées par les offices ou les tribunaux compétents − sauf en Afrique du Sud − au motif qu’en l’état des textes applicables, la qualité d’inventeur ne peut être attribuée qu’à une personne physique. Le docteur Thaler a également déposé auprès du Copyright Office américain une demande d’enregistrement en tant qu’oeuvre de l’esprit d’une oeuvre picturale en deux dimensions, intitulée "A Recent Entrance to Paradise" en précisant que l’oeuvre avait été réalisée par une IA.

"La matière première de l’IA est la donnée. La question de l’accès licite aux données est donc cruciale"

Le Copyright Office a rejeté sa demande au motif que seul un être humain peut avoir la qualité d’auteur et que la création par un être humain est un prérequis pour le bénéfice de la protection. Cette décision de rejet fait l’objet d’un appel. En l’état, un consensus semble se faire sur l’impossibilité d’attribuer la qualité d’inventeur ou d’auteur à une IA. Cette question n’est toutefois pas close en raison des enjeux économiques qui la sous-tendent. Derrière la question de la qualité d’auteur se profilent, en effet, celles du titulaire des droits d’exploitation et de la protection de l’investissement.

La collecte et l’utilisation des données d’apprentissage

La matière première de l’IA est la donnée. Pour pouvoir fonctionner de manière optimale, l’IA a en effet besoin de données d’apprentissage en masse. L’accès aux données et leur valorisation sont d’ailleurs l’un des enjeux de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur l’équité de l’accès aux données et sur leur utilisation du 23 février 2022. La question de l’accès licite aux données est donc cruciale. Dès lors, et si l’on met à part la question des données à caractère personnel, qui est un sujet en soi, la première question que doit se poser le concepteur d’une IA tient à la nature des données d’apprentissage dont il a besoin pour nourrir son IA. Sont-elles en libre accès : données en open data ? Sont-elles protégées en tant que telles : livres, articles, compositions musicales, oeuvres audiovisuelles protégées par le droit d’auteur et/ou un droit voisin (droit de l’artiste interprète, du producteur le phonogramme ou de vidéogramme, de l’éditeur de presse…) ? Sont-elles protégées comme incluses dans une base de données protégée au titre du droit sui generis du producteur de bases de données ?

Au cas où les données nécessaires seraient protégées par un droit de propriété intellectuelle, la deuxième question à se poser est celle des modalités techniques de l’accès aux données, de leur reproduction et de leur intégration éventuelle dans le résultat final. Une troisième question à se poser tient à la nature du produit qui doit être obtenu par la mise en oeuvre de l’IA. La réponse à ces questions permettra de déterminer les moyens juridiques propres à permettre cet accès, comme la mise en oeuvre de l’exception de fouille de texte et de données permettant un libre accès à des données protégées, et de définir la stratégie à mettre en place afin de respecter les droits des tiers.

L’indispensable outil contractuel

Cette stratégie doit pleinement prendre en compte l’outil contractuel qui peut venir en complément du droit en vigueur, voire pallier ses insuffisances. Le contrat permettra ainsi d’organiser la protection de l’IA en définissant le rôle de chaque intervenant dans le projet, en répartissant les droits entre eux et en assurant l’effectivité de la nécessaire confidentialité. Le contrat pourra également permettre d’assurer la collecte licite des données d’apprentissage et de leur utilisation dans la mise en oeuvre de l’IA. De même le contrat pourra utilement organiser l’utilisation du résultat de l’IA, que ce soit en ce qui concerne les droits d’utilisation, la rémunération associée et les responsabilités encourues, la question de la responsabilité civile dans le domaine de l’IA restant débattue.

SUR L’AUTEUR

Jean-Christophe Ienné est avocat en conseil, contrat, contentieux dans les domaines de l’informatique, de l’Internet, de la propriété intellectuelle, de l’audiovisuel, des médias et de la presse.

Avocat directeur des pôles Propriété intellectuelle & industrielle, Médias & Audiovisuel et Internet au sein du cabinet ITLAW Avocats, il accompagne les clients du cabinet dans le cadre d’audits de licence, de dérive de projets informatiques, de précontentieux et de contentieux liés aux technologies de l’information, ainsi que sur des questions de propriété intellectuelle, de droit de la communication et de la presse. Il assure également des formations dans ses domaines d’expertise.

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