Durant vingt-cinq ans, le journaliste Darius Rochebin a enchaîné les rencontres avec le dernier dirigeant de l’URSS. Il en tire un livre d’entretiens et d’analyse qui permet de mieux comprendre le poutinisme et la guerre en Ukraine.

Décideurs. Vous avez interviewé de nombreux grands de ce monde. Quelles sont les particularités de Mikhaïl Gorbatchev ?

Darius Rochebin : Il appartenait à l’espèce rare des modérés. Elle est d’autant plus rare au sein d’une organisation totalitaire. Ce personnage très humain s’est hissé au sommet et a fait exploser le régime inhumain. Cela s’est fait par une ambivalence. Il était juste assez différent pour jouer ce rôle providentiel, et en même temps un apparatchik juste assez conforme pour gravir les échelons sous Brejnev.

Il était très intelligent, très brouillon et aussi très vaniteux. Jusqu’au bout, il a pensé que son flair, son intelligence et sa capacité de persuasion sauveraient l’URSS. À l’opposé du cynisme de bien des dirigeants, Mikhaïl Gorbatchev avait une forme d’idéalisme qui, d’une certaine façon, lui a été fatale.

En quoi ?

Il était intimement convaincu que la population lui saurait gré de la glasnost et de la perestroïka et, de ce fait, resterait attachée à l’URSS. Pur enfant de l’Union soviétique, il a très mal compris la vivacité des sentiments nationaux, à la fois au sein de l’Union soviétique et dans les pays de l’Est qu’il a libérés de la tutelle communiste. Autre erreur : sa perception des Occidentaux. Le dirigeant était persuadé que ces derniers financeraient l’URSS sans fin pour l’aider à évoluer alors qu’ils étaient toujours dans un rapport de force. Il avait des naïvetés étonnantes. Il m’a souvent parlé de son grand rêve, proche de la science fiction : un jour les peuples s’uniraient pour faire face à un hypothétique crash de météorite sur la Terre.

"Mikhaïl Gorbatchev a très mal vécu le manque de reconnaissance du peuple russe"

Vladimir Poutine semble mépriser Mikhaïl Gorbatchev…

Ils sont l’antithèse parfaite. "Gorby" avait une aversion naturelle pour la violence, il était insensible à l’esprit de la force. Cela fut sa grandeur mais à la fin sa faiblesse. Les Soviétiques et les peuples de l’Est ne le craignaient plus mais ils ne lui étaient pas redevables pour autant. Il n’a pas recouru à la force pour défendre l’empire, alors qu’il avait 400 000 hommes en Alllemagne de l’Est à la chute du mur. Il dénonçait les excès du nationalisme, y compris russe.

Vladimir Poutine, au contraire, utilise la violence pour asseoir sa domination, fait revivre le nationalisme russe, joue la carte religieuse. Il considère la modération comme une marque de faiblesse. Il n’a plus rien de communiste mais il perpétue une intuition de Lénine et de Staline :  le mépris absolu du "petit-bourgeois" humaniste, considéré comme un obstacle. Les nazis cultivaient la même idée à l’autre extrême de l’échiquier. Pour lui, Gorbatchev n’aura été qu’un bavard et un naïf roulé par les Occidentaux.

Dernieres conversations avec Gorbatchev

Comment se sont déroulés ces entretiens ?

Ils ont eu lieu entre 1993 et 2019 et il y en a eu une douzaine au total, ce qui m’a permis de cerner sa personnalité. La confiance et la patience ont payé. Il fallait prendre son temps et éviter de l’interrompre, sans quoi il pouvait se faire impérieux  : "ce que je dis ne vous intéresse pas ?"

Avez-vous noté un changement chez lui au fil des années ?

Oui, il est devenu de plus en plus amer. Peu à peu, la Russie s’est éloignée du modèle qu’il rêvait notamment à cause de la montée en puissance du nationalisme. D’une certaine manière, il aura été une parenthèse dans une tradition autoritaire depuis Pierre le Grand ! D’autre part, il semblait très mal vivre le manque de reconnaissance du peuple russe, le fait qu’il soit considéré comme un traître ou un bradeur d’empire. Cela était insupportable pour un dirigeant doté d’une haute opinion de lui-même et sûr de son bon droit. Le décès de son épouse Raïssa en 1999 l’a beaucoup assombri aussi. Il raconte dans ce livre combien leur couple fusionnel a compté dans sa mission historique.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

Dernières conversations avec Gorbatchev, de Darius Rochebin, Robert Laffont, 306 pages, 21 euros

Crédit photo vignette : Thomas Braut / TF1

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