Impliqué dans la gestion des crises internationales dans leur dimension militaire depuis son affectation à l’Élysée en 2005 puis comme chef du Centre de planification et de commandement des opérations (CPCO) à l’état-major des armées, et enfin comme sous-chef d’état-major chargé des opérations au ministère de la Défense, le général Didier Castres livre sa vision de l’Afrique et détaille ses convictions quant à l’avenir du continent.

Décideurs. De façon cyclique, l’Afrique réapparaît comme un enjeu. Que pouvez-vous nous dire de l’Afrique en général ?

Didier Castres. Il y a toujours une forme d’arrogance à vouloir parler de l’Afrique comme un tout car il y a des Afriques. Le Zoulou d’Afrique du Sud a aussi peu à voir avec le Toucouleur du Sénégal qu’un Tatar de Crimée avec un Breton. Soyons humbles sur les regards que nous portons sur l’Afrique et soyons précis sur ceux que nous portons sur les Afriques. La deuxième remarque préliminaire lorsque l’on parle de l'Afrique ou des Afriques, réside dans nos biais cognitifs qui nous font souvent observer ce continent selon quatre dimensions.

La première engage à se le représenter comme un  territoire en marge des affaires du monde, un faire-valoir, un marchepied de la grande politique et de la grande diplomatie que constituent l’Otan, les relations États-Unis/Chine, Europe/Russie, mais jamais les relations avec l’Afrique. Je n’oublie jamais que pendant tout son mandat, le ministre des Affaires étrangères du président Hollande ne s’est jamais rendu en Afrique, ce qui a évidemment été compensé par la visite de Jean-Yves Le Drian par la suite, mais cela illustre tout de même cette idée de continent en marge.

La deuxième vision est celle qui consiste à voir l’Afrique comme le terrain de jeu d’un dérivatif stratégique, un peu comme à l’époque de la guerre froide. Les "Grands", plutôt que de s’affronter frontalement, préfèrent déporter leur conflit sur un autre théâtre d’opérations : l’Afrique. C’est ce qui se passe en Libye, où les Émirats arabes unis et l’Égypte s’opposent au Qatar et à la Turquie. En réalité, derrière les enjeux locaux s’affrontent deux visions de l’Islam : celle des Frères musulmans et une autre, plus laïcisée.

La troisième vision que l’on peut avoir de l’Afrique, tronquée elle aussi et j’insiste sur le caractère caricatural de ces appréciations, réside dans l’image d’une Afrique libre-service, d’un continent qui regorge de ressources rares où il suffirait de se baisser pour les ramasser. Je ne ferai pas la liste des métaux rares, coltan, tantale, béryllium, etc. dont l’industrie mondiale a besoin mais tiens à simplement prendre l’exemple des terres agricoles. Ce sont 130 millions de kilomètres carrés, soit deux fois la superficie de la France, qui ont été vendus par les Africains ou mis en location longue durée auprès de pays comme la Chine, l’Inde et la Corée.

Enfin, la dernière image que beaucoup se font de ce continent, c’est "l’Afrique menace", et il est vrai que les raisons ne manquent pas. Vingt tonnes de cocaïne en provenance d’Amérique latine en 2019 ont été interceptées en Afrique de l’Ouest sur la route de l’Europe. Et cette quantité ne représenterait que  20 % de la drogue qui transite par l’Afrique. On pense également à l’inquiétante traînée de poudre islamiste qui embrase l’Afrique et s’y étend de ses côtes occidentales à ses côtes orientales. La seule zone sahélienne a enregistré 4 000 victimes du terrorisme islamiste en 2020.

Ces perspectives inspirent un certain défaitisme. Quelle est votre vision de l’avenir de l’Afrique ?

Je considère, à titre personnel, qu’il ne faut sombrer ni dans l’afro-pessimisme ni dans l’afro-béatitude. Et j’aime beaucoup cette citation que l’on prête à Charles Péguy : "Il faut toujours dire ce que l’on voit et surtout voir ce que l’on voit". Une façon de décrire l’Afrique consiste à se référer aux seuls faits et chiffres officiels plutôt qu'aux sentiments. J’en cite donc quelques-uns avec la conviction que cet enchaînement de données conduit directement aux enjeux du continent africain.

Le premier de ces chiffres est que l’Afrique représente 17 % de la population mondiale mais seulement 3 % du PIB mondial. Le deuxième qu’il convient d’avoir en tête est que l’Afrique est constituée de 54 États dont 32 sont dans les 33 derniers au classement de l’indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Parmi ces États, 16 sont confrontés à des conflits soutenus qui mobilisent 62 % de tous les effectifs des casques bleus déployés dans le monde, soit de l’ordre de 70 000 militaires. Le quatrième point est qu’en un siècle, le Sahara s’est agrandi de 10 % c’est-à-dire d’une fois et demi la superficie de la France, et ce phénomène est en voie d’accélération. Quand le désert progresse, les populations fuient ces zones-là et s’entassent dans des régions qui sont à leur tour déstabilisées par les densités de population.

"Il ne faut sombrer ni dans l’afro-pessimisme ni dans l’afro-béatitude"

Le point suivant touche à la démographie : en 1950, l’Afrique comptait 250 millions d’habitants, elle en compte aujourd’hui 1,2 milliard et en 2050 les démographes et les prospectivistes affirment qu’elle en comptabilisera 2,5 milliards. La population de l’Afrique aura été multipliée par dix en un siècle et en 2050, un habitant sur quatre sera un Africain. Ce sont évidemment des chiffres difficiles à appréhender ex nihilo. Aussi, je les mets en perspective avec  l’évolution démographique de notre pays. En 1950, la France comptait 42,5 millions d’habitants, elle en compte aujourd’hui 67,4 et en comptera 70 millions en 2050. En comparaison et sur la même période, la population française aura donc été multipliée par 1,65 et par 10 en Afrique. Enfin, dernier critère et pas des moindres, depuis les années 1960 c’est-à-dire la période des indépendances, l’Afrique a été secouée par 140 coups d’État ou tentatives de coups d’État. Si on lisse ces chiffres sur soixante ans, cela revient à dire que  ce continent a connu deux coups d’État par an, depuis les indépendances. Et si l’on prend comme référence historique le fameux discours de la Baule prononcé par le président Mitterrand en 1990 qui recommandait le multipartisme et la démocratie, 50 coups d’État ont eu lieu depuis. Tout cela est bien sûr à nuancer et n’a d’intérêt que pour partir d’une base de réflexion objective.

Pour peu que votre constat soit partagé, que faut-il faire pour sortir de cette situation ?

Vous allez me dire que l’on rentre un peu dans le "wishfull thinking" d’un monde parfait… Néanmoins, des constats que j’ai dressés, j’en retiens que l’Afrique est confrontée à trois grands défis.

Le premier est celui de réussir une transition politique et une transition de gouvernance. Il me paraît évident que ces pays et leurs populations ne pourront renouer avec la paix, la stabilité et la croissance qu’à la condition d’avoir trouvé un système politique qui réponde aux aspirations de la jeunesse, une jeunesse qui ne veut pas naître et mourir avec le même Président. Certains monopolisent le pouvoir depuis quarante ans ! Je ne suis pas sûr que les populations contestent tel ou tel hiérarque, mais je suis convaincu qu’elles réclament de choisir, et qu’elles aspirent à l’alternance. On peut toujours critiquer la démocratie française et la façon dont elle est mise en œuvre, toujours est-il que l’alternance existe et les électeurs peuvent changer celui qui est la tête du pays. Ce n’est pas encore le cas dans beaucoup de pays africains même si cela s’améliore, comme en attestent les alternances au Sénégal, au Ghana ou encore en Afrique du Sud. Le codicille de ces transitions politiques réside probablement dans une réflexion sur les questions de gouvernance : le mode de fonctionnement de ces États et leurs constitutions sont-ils toujours adaptés aux caractéristiques des pays concernés ?

Le deuxième défi, c’est d’enclencher une transition économique. Certains pays l’ont déjà entamée, mais la plupart doit désormais abandonner l’économie de rente qui prévaut depuis les indépendances pour construire une économie de production. L’Afrique doit se transformer, s’industrialiser pour produire des objets finis. Il n’est pas concevable qu’au XXIe siècle l’Afrique vende des billes de bois mais soit contrainte ou cède à la facilité d’importer des peignes chinois. Cette transition économique règlera, en partie, les difficultés d’une jeunesse désœuvrée dont 70 % est au chômage.

Le troisième défi, probablement le plus difficile car le non-dit culturel est prédominant, est celui d’entamer la transition démographique. Il faut bien sûr accroître le PIB d’une grande partie des pays africains mais il s’agit également de réduire le nombre de ceux qui vivent de cette richesse. En fait, le taux de croissance économique de ces pays devrait être supérieur à la croissance démographique. Deux chiffres pour illustrer l’ampleur de la question démographique : au Niger, le taux de fécondité est de 6,82, au Mali il est de 5,78. Le succès de ces trois transitions et la vitesse avec laquelle elles seront mises en œuvre conditionnent l’avenir du continent africain et par là-même, le nôtre.

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Quelles sont ces forces et quel doit être le rôle des partenaires de l’Afrique pour les aider à relever ces défis ?

En premier lieu, je suis persuadé que nous avons une obligation, nous, pays du Nord, envers l’Afrique. Pas une obligation au titre d’une liturgie pénitentielle et d’un inexpiable péché, le fameux fardeau de l’homme blanc, mais en premier lieu au titre de notre humanité commune. Nous en avons également l’obligation au regard de nos intérêts et je ne considère pas le terme "intérêts" comme un mot impudique ou un blasphème. Enfin, nous devons prendre conscience de notre proximité géographique avec le continent africain. Nous avons souvent l’impression que la Méditerranée serait une sorte de douve qui nous protégerait de toute convulsion africaine. Le détroit de Gibraltar, à son passage le plus étroit mesure 14 kilomètres. Et pour prendre une référence parisienne, 14 kilomètres, c’est la distance qui sépare le bois de Saint-Cloud du bois de Vincennes. Nous devons nous engager à aider les Africains à réaliser ces trois transitions, là où elles sont nécessaires. Alors que faire ? Quatre voies peuvent être explorées.

La première consiste à rapprocher les perceptions que le Nord a de l’Afrique. J’ai le sentiment d’un effet de diffraction, comme lorsque l’on met un bâton dans l’eau et que l’on ne voit pas la réalité comme elle est. Il faut donc mettre en place des mécanismes, des enceintes, des processus, des échanges, qui permettent de faire converger les visions sur l’Afrique, l’Afrique réelle et pas celle  fantasmée. On ne peut pas apporter de solution collective à un problème si l’on n’en partage pas le constat initial.

"Nous devons prendre conscience de notre proximité géographique avec le continent africain"

La deuxième voie à explorer, car c’est finalement celle qui a créé de la richesse et de la paix en Europe, c’est d’aider les Africains à accélérer leurs processus d’intégration régionale et continentale sur le plan économique. L’Union européenne constitue un marché intégré, régi par des règles communes même si  elles sont parfois contestées, par une devise commune. Elle est également un espace de libre circulation des biens et des personnes, ce qui produit de la richesse et de la paix. Les Africains sont sur ce chemin ; ils ont créé des communautés économiques régionales, Cedeao, Sadc, Ceeac et Igad. Ils doivent franchir  une étape supplémentaire et nous devons les accompagner, c’est-à-dire investir dans tout ce qui produit de l’intégration, et notamment les grosses infrastructures : ports, aéroports, voies ferrées, autoroutes.

La troisième direction consiste probablement à mieux coordonner entre elles les actions d’appui, de soutien que les pays du Nord décident d’engager en Afrique. Des investissements sont générés, c’est incontestable mais il serait souhaitable qu’ils s’inscrivent dans un schéma global et qu’ils ne répondent pas uniquement aux intérêts particuliers de l’investisseur ou de ceux du pays où sont réalisés les investissements. Enfin, la dernière direction réside dans une meilleure coordination entre pays du Nord et pays du Sud. Mieux coordonner au niveau stratégique l’expression des besoins, leur réalité et la façon de les satisfaire ; le but étant d’éviter de créer des "éléphants blancs", ces infrastructures "posées" au milieu de nulle part et qui n’ont aucune utilité. Tout ceci suppose, et c’est probablement mon côté idéaliste, que les pays du Nord comme ceux du Sud abandonnent leurs réflexes obsidionaux corporatistes et catégoriels. L’envie d’un avenir meilleur pour l’humanité, à travers celui de l’Afrique, doit demeurer supérieure aux intérêts des États.

Où en est-on au Mali ?

Il règne une hystérie au Mali et au sujet du Mali. C’est lié, évidemment, à la période politique dans laquelle nous entrons mais surtout à la situation politique malienne. La solution proposée par la France, qui ne se résume pas, comme beaucoup le croient, à une seule opération militaire, est une solution multi-sectorielle et multinationale : sécurité, renforcement des capacités des armées maliennes, projets de développement et retour de l’État dans les zones qu’il avait abandonnées. La France, l’Union européenne, les Nations unies, la Cedeao, les pays du G5 Sahel et bien d’autres, ont consenti d’importants efforts pour aider le Mali. Mais il est clair que le Mali, principal intéressé, doit fournir l’effort principal. Les récents revers de la communauté internationale, en Afghanistan notamment, ont marqué la fin d’une illusion très répandue dans les pays occidentaux qui consiste à croire que l’on est capable de rebâtir un pays sur un modèle importé et de lui imposer sa constitution, son mode de fonctionnement politique et économique. En fait, il n’y a pas de sortie de crise dès lors que les populations concernées n’en expriment pas fermement la volonté. Et l’action militaire seule ne règle aucun des problèmes liés à la misère ou l’injustice.

Lorsque nous nous sommes engagés au Mali en 2013 à la demande du Premier ministre en fonction à Bamako, nous avions posé des conditions concernant notre présence au Mali : progrès à réaliser dans le domaine de la gouvernance, lutte contre la corruption, etc.. Aucun de ces axes n’a débouché sur des actions concrètes. Pis, aucun de ces axes n’a même fait l’objet d’un début de réflexion. Dans ces conditions, la question est clairement posée de savoir si la France doit persister à éviter le naufrage du Mali en continuant à se battre contre des terroristes, contre des groupes armés mafieux et contre la volonté du peuple, ou en tout cas de ses représentants. J’en profite pour rappeler que ce Gouvernement en est à son troisième coup d’État depuis l’été 2020, si l’on considère que le refus de se rendre à des élections est une forme de coup de force.

"Le regard que l’on peut porter sur le Mali est raisonnablement pessimiste"

Dans le fantasme nationaliste étroit des responsables maliens, ils considèrent qu’ils pourraient s’affranchir des forces étrangères en faisant appel à une société de sécurité privée baptisée Wagner. Jusqu’à présent, Wagner a déployé 450 à 600 soldats de fortune au Mali. Probablement vont-ils rallier un effectif de 1 000 hommes. Et les responsables maliens croient et veulent faire croire à leurs populations qu’avec ces 1 000 hommes, ils vont régler la situation sécuritaire, là ou de l’ordre de 25 000 hommes, français, européens, des Nations-unies et des pays voisins marquent le pas ? C’est insensé.

L’intérêt bien compris du Mali serait de ne pas pousser trop loin son rejet des forces étrangères au risque de se faire balayer par une vague islamiste qui n’est pas aux portes de Bamako, mais qui n’en demeure pas bien loin. Depuis le début de l’année, une nouvelle phase s’est ouverte avec la mise sous sanctions internationales, économiques et financières du Mali pour n’avoir pas respecté les décisions de la Cedeao. Son économie, déjà en insuffisance respiratoire, pourrait entrer en coma prolongé. Il est difficile d’imaginer un dénouement à cette crise, sauf si les Africains aboutissent à un accord sur le calendrier électoral. Néanmoins, ce coup d’État qui portait initialement une ambition quasi révolutionnaire n’a rien produit et le regard que l’on peut porter sur le Mali est raisonnablement pessimiste.

Dernière question et nous aurions pu commencer par-là : il pourrait paraître étrange qu’un militaire nous parle de l’Afrique en général et pas seulement des opérations militaires. Comment s’est construit votre rapport à l’Afrique ?

C’est une vieille histoire qui mélange un peu de romantisme, d’intellectualisme, de nombreuses lectures et une carrière qui m’a permis d’y vivre quelque temps. Tout commence lorsqu’enfant, à l’âge où nos parents nous lisent Le Livre de la jungle avant de nous endormir, mon père me lisait l’épopée de la colonne Marchand ou l’incroyable périple de René Caillié à Tombouctou. Ensuite, j’ai beaucoup lu et me suis évadé dans les récits d’Amadou Hampâté Bâ, d'Archinard, de Frèrejean, de Joseph Kessel, d'Arthur Rimbaud. Enfin, c’est mon expérience professionnelle : quand j’ai quitté Saint-Cyr pour rejoindre les troupes de Marine, j’avais l’espoir d’être engagé en Afrique et ce fut le cas, soit en opérations, soit plus longuement, en famille à Djibouti. Ces expériences fondent, non pas ma légitimité, mais en tout cas mon affection et mon intérêt pour l’Afrique. "Cette terre insigne nous rend meilleurs, elle nous exalte et nous élève au-dessus de nous-mêmes dans une tension de l’âme où le rêve et l’action se pénètrent." Je vous rassure, ce n’est pas moi mais d’Ernest Psichari, mais j’ai fait mienne cette devise.

Propos recueillis par Antoine Morlighem

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