Le marché du M&A dans les infrastructures de télécoms est en pleine ébullition ces dernières années en Europe. Pourquoi tant d’engouement dans ces secteurs ? Gwenola Chambon, fondatrice du fonds Vauban Infrastructure Partners, Vincent Le Stradic, Managing Director chez Lazard ainsi qu’Arash Attar et Nicola Di Giovanni, tous deux associés chez Skadden, répondent à ces interrogations pour Décideurs.

Décideurs. Quelle est la tendance du marché M&A en télécoms, retail et infra ?

Vincent Le Stradic. En tant que banquier M&A, nous distinguons deux marchés télécoms M&A en Europe : le retail et l’infrastructure. Le marché du retail n’est pas très actif et assez peu animé hormis quelques grosses opérations. En témoigne également l’étude menée par Bain sur le M&A télécoms. À l’inverse, le marché de l’infrastructure représente un gros volume d’activité, particulièrement dynamique en Europe. Les grands thèmes des dernières années sont les tours, les data centers ou la fibre. Nous assistons à une vague particulièrement importante de déploiement de la fibre et de la 5G qui favorise les deals et la participation des fonds infra. Il y a eu de nombreux carve-out primaires dans l’Hexagone, notamment avec Bouygues Telecom, SFR et Iliad, qui ont tous procédé à des ventes de tours télécoms. Seul Orange demeure propriétaire de ses tours. Les deals fibre ont également été nombreux avec quelques réussites spectaculaires. Certaines des JV fibre que nous avons contribué à créer il y a moins de cinq ans sont parmi les plus grands opérateurs d’Europe.

Gwenola Chambon. Les opérations M&A dans le secteur de la fibre s’accélèrent. Le marché des Telcos a, en effet, bénéficié d’une forte accélération post-covid du fait de son émergence comme infrastructure critique lors de la pandémie. Au cours des dix dernières années, les infrastructures numériques sont devenues essentielles, se prêtant parfaitement à la thèse d’investissement des acteurs traditionnels de l’infra et constituent l’un des secteurs clés d’investissement au sein de leurs allocations. Nous observons cependant, désormais, un certain ralentissement des transactions lié à un environnement macroéconomique plus difficile avec des vendeurs qui ne s’adaptent pas toujours au nouveau monde. Le FTTH a, par ailleurs, atteint un niveau de maturité élevé avec des taux de couverture importants (en France à 75 %, en Espagne à 85 %) tandis que les pays avec des retards importants tels que l’Allemagne et le Royaume-Uni subissent les conséquences de leur retard et souffrent de l’absence de structures réglementaires efficientes qui permettraient de justifier des investissements dans des zones où le rationnel économique est faible. Le marché de la fibre s’oriente plus sur des transactions plus délicates mais qui restent moins nombreuses; par exemple Backbone, comme Reintel, B2B, etc. Concernant les TowerCo, la majorité des opérateurs ont déjà mis en place des structures avec des investisseurs comme Vodafone, Deutsche Telecom, Telefoncia, etc., comme évoqué par Vincent. L’environnement macroéconomique actuel a considérablement diminué les capacités des investisseurs à investir en général. L’effet "dénominateur" généré par la hausse des taux d’intérêt pèse notamment sur les capacités des investisseurs institutionnels momentanément surexposés sur la classe d’actifs illiquides. De plus, les trois dernières années ayant été très dynamiques en termes d’investissement dans le secteur des télécoms, beaucoup d’investisseurs se retrouvent désormais bien exposés en digital et choisissent, de ce fait, de diversifier leurs allocations, momentanément, en se tournant vers d’autres secteurs.

 Le marché de l’infrastructure représente un gros volume d’activités particulièrement dynamique en Europe" Vincent Le Stradic, Lazard

Nicola Di Giovanni. En tant qu’avocat spécialisé en private equity je constate qu’en dépit d’un environnement de marché 2023 un peu plus terne que les années précédentes, le secteur de l’infra apparaît particulièrement dynamique. De belles levées de fonds ont été réalisées et des opérations significatives ont été conclues comme Coriance que Vauban a réalisé avec la Caisse des dépôts. Les acteurs de l’infra intéressent aussi les autres acteurs du private equity ainsi que nous avons pu le constater récemment avec l’opération d’acquisition de DIF par CVC. Nous assistons également à une approche plus agile de la part de ces fonds que nous pensions mono produit mais qui ont su se montrer capables d’intervenir sur des actifs diversifiés comme des crèches, des campings ou encore des Ehpad ou bien même des sociétés industrielles comme Meridiam avec Suez. Le secteur de l’infra est particulièrement résiliant avec certains actifs dont les revenus sont indexés sur l’inflation et compte des acteurs assez flexibles qui sont en mesure de se positionner soit directement sur un actif soit en retenant une approche private equity plus classique en investissant dans des sociétés industrielles. Nous sommes intervenus sur plusieurs opérations infra pour différents acteurs soit à la vente soit à l’achat et, notamment, des data center.

G. C. Aujourd’hui, c’est le "Fly to quality" qui prévaut sur le marché, si bien que pour réaliser une transaction il faut réunir beaucoup de paramètres d’attractivité afin de réunir les financements nécessaires. Ainsi, dans ce contexte plus compliqué, nous sommes particulièrement contents d’avoir systématiquement financé nos opérations de digital à long terme et à taux fixe et de ne pas avoir à être confronté à des contraintes de refinancement à court terme sur aucune de nos transactions.

"Les tentatives de consolidation nationales entre opérateurs et la croissance frénétique de certains acteurs sur le marché infra se heurtent de manière croissante aux velléités des autorités de concurrence" Arash Attar, Skadden

Arash Attar. Il est intéressant d’observer l’évolution dans les classes d’actifs concernés par les deals d’infrastructure et la rapidité avec laquelle cette évolution a eu lieu en France et en Europe. Au départ, les opérateurs ont monétisé leurs actifs terrestres, notamment leur réseau de fibre optique (comme Iliad avec Infravia et SFR un peu avant). Ensuite, les opérations se sont portées vers l’infrastructure dite « passive », c’est-à-dire les tours, pylônes, antennes, toits-terrasses, etc., sur lesquels les opérateurs branchent les équipements radios 4G et 5G (que l’on appelle "RAN" ou réseau actif), qui permettent de transmettre les communications mobiles et l’accès à Internet. Aujourd’hui, le secteur des data centers est en pleine ébullition. En témoigne la cession annoncée il y a quelques jours par SFR d’une participation de 70 % de son portefeuille de data centers au fonds infra de Morgan Stanley. La logique qui prévaut dans ce type d’opération est de permettre à un opérateur de céder une partie (en général majoritaire) du capital d’une filiale portant les actifs concernés à un investisseur qui rentabilisera son investissement en mutualisant ces actifs entre plusieurs opérateurs et acteurs des télécoms, sur le modèle de la colocation par exemple. Cette évolution s’est faite en l’espace de quelques années à peine, ce qui souligne à la fois l’intérêt fort des investisseurs pour des actifs au rendement prévisible et stable sur le long terme, et la digitalisation de notre époque puisque la data est devenue l’un des actifs les plus valorisés dans le monde aujourd’hui, portée notamment par l’influence, voire la domination des réseaux sociaux dans nos vies. Demain, on peut même envisager la monétisation des équipements radios qui sont branchés sur cette infrastructure passive.

V. Le S. Effectivement, concernant l’infrastructure mobile active ("RAN"), nous avons conseillé sur des opérations de carve out et mis en place des business models qui fonctionnent bien. Notons également que nous assistons à l’émergence de nouvelles classes d’actifs digitaux qui viennent compléter les secteurs existant Tours/RAN, Fibre et data center.

G. C. Il y a des facteurs importants qui soutiennent le marché du digital. Tout d’abord avec la tendance sous-jacente de connectivité qui ne ralentit pas. La consommation de data sur les réseaux fixes en France devrait continuer de croître à un CAGR de plus de 20 % d’ici 2030. Le marché des data centers poursuit également une très forte croissance pour répondre à ce besoin de capacité de stockage et de calcul. Nous avons assisté à l’émergence de nouveaux produits et services tels que l’IA qui viennent booster la demande. Enfin, les opérateurs télécoms ont besoin d’investir fortement par exemple dans la fibre ou la 5G (à degré variable) or ils n’ont pas nécessairement la capacité et doivent prioriser certains investissements d’où l’ouverture à des fonds, comme avec la récente transaction de Telecom Italia (TIM) avec KKR où ils ont vendu toute leur fibre. Ce qu’aucun autre opérateur national en Europe n’avait fait à ce stade. De notre côté, chez Vauban Infrastructures Partners nous avons fait des partenariats stratégiques dans la fibre avec Bouygues Télécom, en France, et Telefonica en Espagne dans une approche partenariale à très long terme.

V. Le S. En Afrique, les besoins en capitaux pour développer l’infrastructure digitale sont importants et créent de très belles opportunités de deals. Le marché de la tour est très actif, mais il est difficile de trouver des investisseurs. C’est dommage parce que les projets sont très intéressants. Dans la fibre/le fixe, Vivendi a créé un très bel opérateur avec sa filiale GVA, un opérateur télécom spécialisé dans la fourniture d’accès Internet très haut débit en Afrique.

A. A. Ces mêmes besoins en capitaux, la difficulté de faire adhérer le marché à leur modèle et à leur stratégie, et un contexte économique favorable il y a quelques années, est à l’origine des opérations de "take private" entreprises par Patrick Drahi sur SFR ou par Xavier Niel sur Iliad, afin de se libérer de la contrainte des marchés.

De la même manière, quel est l’impact du marché de la dette sur ces opérations ?

G. C. Progressivement et à l’instar des investisseurs, le marché du financement s’est fortement élargi avec une multitude de nouveaux acteurs et de type de financements qui ont apporté beaucoup de profondeur de marché et de sophistication. En 2022, environ 30 milliards d’euros de financements ont été réalisés en Europe sur des opérations dans le secteur du digital. Cette année, le marché de la dette est beaucoup plus sélectif et les banquiers sont plus prudents et plus exigeants, car ils ont appris à leurs dépens que tous les deals ne sont pas équivalents. Ainsi une opération de fibre en Allemagne n’a pas du tout le même profil de risque qu’une opération de fibre en France ou en Espagne.

"L’écosystème infra s’est enrichi, notamment, avec l’émergence d’équipes spécialisées dans ce secteur d’activité au sein des banques d’affaires et avec le développement de fonds de dettes dédiés" Nicola Di Giovanni, Skadden

N. Di G. L’écosystème infra s’est enrichi, notamment, avec l’émergence d’équipes spécialisées dans ce secteur d’activité au sein des banques d’affaires et avec le développement de fonds de dettes dédiés. Le marché français est très riche, assez unique, avec de vrais acteurs industriels. Il est d’ailleurs intéressant de voir sur le secteur de l’infra que nous rencontrons des acteurs français très techniques. Cela résulte de l’avance prise par la France dans certains secteurs d’activité avec des acteurs comme Iliad, SFR, Orange ou Bouygues. Il en résulte une profondeur de marché et donc un certain nombre d’opportunités.

De son côté, si le marché anglais a entériné le rapprochement entre Vodafone et Hutchison, il en est de même en Espagne avec Orange et MásMóvil avec la participation de KKR, pourrait-on assister, à l’avenir, à de tels rapprochements en France alors que les derniers mouvements entre "stratégiques" ont été bloqués ? La situation économique d’Altice sera-t-elle le déclencheur ?

A. A. Nous observons effectivement une consolidation des opérateurs en Europe avec un passage potentiel de 4 à 3 opérateurs, notamment au Royaume-Uni avec la fusion annoncée de Vodafone et Three et en Espagne, avec celle d’Orange et MásMóvil. Il y a même un double mouvement en Espagne puisque Vodafone vient d’annoncer la cession de sa filiale espagnole à Zegona, un fonds relativement inconnu jusqu’ici. En Italie, on assiste au dénouement potentiel d’une longue saga qui devrait se traduire par la cession par Telecom Italia de sa filiale infra NetCo à KKR, malgré les protestations de son premier actionnaire, Vivendi. Au Portugal, on lit dans la presse que plusieurs opérations seraient en discussion. Si cela souligne la vitalité du secteur en Europe, on constate l’absence de consolidation intra-européenne, il s’agit plutôt d’une consolidation intra-pays. Quelles sont leurs motivations ? En Espagne, ces mouvements sont motivés par les difficultés de Vodafone ; au Portugal, par celles d’Altice. On peut se demander si ces mêmes difficultés que rencontre Altice donneront lieu, finalement, à une consolidation sur le marché français. Ce qui relevait plutôt de l’arlésienne à ce stade.

La position de la Commission européenne évolue également. Va-t-on vers davantage de consolidations transnationales ?

A. A. Deux réglementations sont fondamentales en la matière, le contrôle des concentrations et le contrôle des investissements étrangers. En matière d’antitrust, les tentatives de consolidation nationales entre opérateurs et la croissance frénétique de certains acteurs sur le marché infra se heurtent de manière croissante aux velléités des autorités de concurrence. Nous avons longtemps pensé que les autorités européennes s’opposeraient systématiquement au passage de 4 à 3 opérateurs, car elles considèrent que moins il y a de concurrence, plus les prix risquent d’être élevés, ce qui va à l’encontre de l’intérêt du consommateur. Les yeux des observateurs sont rivés sur les deux fusions évoquées précédemment en Angleterre et en Espagne, où les autorités testent cette théorie. Le régulateur britannique, l’Ofcom, a indiqué récemment qu’il n’y a pas de dogme pour le passage de 4 à 3 opérateurs. L’autorité de concurrence, la CMA, doit rendre sa décision prochainement. En Espagne, Orange et MásMóvil sont aux prises avec la Commission européene, le point d’achoppement concernant les cessions qui seraient imposées par l’autorité. Les opérateurs ne souhaitent pas que ces cessions forcées permettent de renforcer un acteur local plus petit qui deviendrait à cette occasion un concurrent de taille sur le marché, passant ainsi de nouveau de 3 à 4 opérateurs, ce qui fut précisément le cas dans le passé avec l’émergence de MásMóvil justement ou en Italie avec l’arrivée d’Iliad sur le marché à l’occasion du rapprochement entre Wind et Tre. Pour les deals d’infra, les autorités de concurrence cherchent désormais à freiner la position de certains acteurs qui se sont développés avec frénésie en l’espace de 5 ou 6 ans, comme Cellnex. Quant au contrôle des investissements étrangers, on observe un durcissement général depuis quelques années, qui n’épargne pas les télécoms. Au Royaume-Uni, les autorités se sont même auto-saisies lors de l’annonce d’une prise de participation minoritaire de Patrick Drahi dans BT, l’opérateur national.

G. C. Nous avons longtemps pensé que le passage de 4 à 3 opérateurs entraverait la libre concurrence. L’antitrust britannique donnera sa décision le 6 décembre pour le projet de fusion de Vodafone avec Hutchison. Quant au second projet de fusion entre Orange et MásMóvil, celui-ci semble plus complexe, puisque la Commission européenne émet des réserves comme évoqué précédemment. 

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