Docteur en ingénierie et sciences des matériaux, Aurélie Jean œuvre depuis plus de dix ans au profit des disciplines numériques. Missionnée par le ministère de l’Éducation nationale, la numéricienne présente les évolutions sociétales impulsées par l’intelligence artificielle générative.

Décideurs. Avec l'essor de l'Intelligence artificielle générative, comment sera revalorisée l'intelligence créative ?

Aurélie Jean. Du fait du fonctionnement algorithmique et de la complexité des intelligences humaines, l'intelligence artificielle, dite "générale", celle censée résoudre toutes les situations à l'instar d'une personne, ne maîtrisera pas les intelligences émotionnelles, créatives et pratiques. Celles-là, seul l’humain sait les manier. En revanche, l'IA générale pourra les simuler en partie. Ce qui permettra d'élucider un grand nombre de problèmes restés sans réponse. Les IA permettront d’automatiser de plus en plus de tâches répétitives, pénibles ou sans valeur ajoutée. Le temps dédié jusque-là à ces tâches pourra être consacré à des activités créatives ou de réflexion. Portée par l’adoption des IA, la créativité humaine deviendra son propre catalyseur.

Anticipez-vous une fracture numérique entre les individus qui manient les "prompts", ces requêtes adressées à une IAG, et ceux moins à l’aise ?

Des études ont déjà démontré des différences dans la prise en main de ces outils en fonction du niveau de sophistication du langage lors de l’écriture des requêtes. La qualité des requêtes oriente la qualité des réponses. Même s’il y avait déjà une certaine influence dans la manière dont les gens utilisaient Google à ses débuts, ces différences se sont atténuées avec le temps pour tendre vers une manière assez uniforme de réaliser une recherche sur Google. Même si l’on aboutit à une certaine uniformité dans les requêtes, cela mettra plus de temps et des différences résisteront au temps, car la réponse de ces IAs dépend plus fortement de la forme de la requête.

Il ne faut pas envisager la fracture numérique que sous l’angle des usages, mais aussi sous l’angle de la compréhension des mécanismes de l’outil utilisé. Les utilisateurs des différents types d’IA gagneraient à en apprécier le fonctionnement. En cela, la formation à l’IA, à tous les âges et dans les grandes lignes, ainsi que l’exigence auprès des propriétaires de ces outils d'expliquer un minimum leur fonctionnement aux utilisateurs, serait idéal.

 "Le temps dédié jusque-là à ces tâches répétitives pourra être consacré à des activités créatives ou de réflexion" 

À la manière dont les algorithmes ont envahi le domaine du sport, y-a-t-il des secteurs spécifiques qui bénéficieraient d'une plus grande collecte de la data ?

Quasiment tous les domaines pourraient s’y atteler. La collecte et la préparation des jeux de données – incluant le nettoyage, la structuration, l’annotation, la labellisation, mais aussi l’analyse statistique – constituent la part la plus chronophage de la construction d’un algorithme aujourd’hui. En cela, nous sommes inévitablement limités par la taille des données utilisées. C’est pourquoi l’augmentation des jeux de données, tant par leur taille que par leur diversité, serait une amélioration importante dans le développement des IAs. Bien évidemment, il y a des secteurs qui en bénéficieront plus que d’autres, comme ceux de la santé où des avancées significatives sont attendues dans la prochaine décennie.

Alors que ChatGPT va devenir l'outil de référence des plus jeunes, comment pensez-vous que l'éducation et la scolarisation devront évoluer ?

Étrangement, beaucoup ont vu d’un mauvais œil le fait que les élèves puissent utiliser ChatGPT pour faire leurs devoirs à la maison comme une dissertation par exemple. J’y vois plutôt une opportunité de revisiter la manière dont on évalue un élève ou un étudiant aujourd’hui. Lui faire rédiger une dissertation à la maison n’est peut-être pas la bonne méthode par exemple.

L’évaluation des connaissances et des savoirs fait partie intégrante de l’éducation. La revoir est une bonne chose et va peut-être également permettre de diminuer les effets des inégalités socio-économiques des élèves sur leur réussite scolaire. Je me souviens de moi en première au lycée, je n'avais pas d'ordinateur, et donc pas Internet, et qui était donc désavantagée face à des élèves qui disposaient des deux à la maison pour écrire une dissertation d’histoire sur la seconde guerre mondiale.

"Le sport est selon moi le meilleur moyen d’apprendre [l'esprit cirtique] car on est sans cesse poussé vers nos limites"

Pour éviter les ornières du moindre effort, comment entretenir à tout âge le désir d'apprendre et de savoir ?

Beaucoup disent, à juste titre, qu’il faut enseigner aux élèves l’esprit critique, ce qui est certainement un point faible aujourd’hui chez chaque citoyen, mais cela ne peut exister que si la personne a la culture de l’effort. Le sport est selon moi le meilleur moyen de l’apprendre car on est sans cesse poussé vers nos limites, tout en apprenant des valeurs humaines fondamentales pour vivre en société.

Propos recueillis par Alexandra Bui

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