À la fois ancrée dans son époque et garante d’un héritage, rigoureuse dans sa maîtrise de la confection et furieusement créative dans son style, la maison Lancel occupe depuis plus de 140 ans une place à part dans le paysage de l’élégance à la française. Portrait d’une marque statutaire et audacieuse ; sérieuse mais pas trop.

Le rouge "signature" et le flagship au pied de l’Opéra Garnier, le positionnement haut de gamme et le souci de l’accessibilité, le goût de la tradition et celui de l’innovation… Depuis près d’un siècle et demi, Lancel cultive son territoire de marque parisienne avec cette constance discrète propre aux grandes maisons dont le nom, un peu partout, évoque une certaine élégance "à la française" : intransigeante dans son exigence de qualité, intemporelle dans sa relative sobriété mais aussi, intuitive dans sa capacité à saisir l’air du temps et inventive dans sa façon de l’interpréter. Pour Guy Tarricone, dix-huit ans de maison et un attachement à la marque qui lui vaut aujourd’hui le statut de conservateur en chef de son patrimoine créatif, c’est tout cela à la fois Lancel : "Une marque éternellement contemporaine" parce que depuis toujours apte à saisir les changements de son époque. "Une maison tutoyante, capable d’entretenir une véritable relation de proximité avec sa clientèle." D’en accompagner les attentes et, parfois même, d’en anticiper les besoins.

Le sens de son époque

Un don qui se manifeste dès les origines, lorsqu’en 1876 Angèle et Alphonse Lancel ouvrent en plein Paris, passage des Petites Écuries, une fabrique de pipes et accessoires pour fumeurs. Ils ont le sens du commerce et celui du timing. Très vite, ils mettent à profit l’effervescence de la Belle Époque pour adapter leur offre aux bouleversements qui s’amorcent. Alors que l’émancipation des femmes se profile et que, dans certains cercles de la société, les plus audacieuses commencent à fumer, ils lancent pour elles une gamme d’accessoires sur mesure (fume-­cigarette, aumônières, nécessaires à fumer en maroquinerie…) avant de s’inspirer de l’esprit novateur des grands magasins pour proposer une sélection d’articles mêlant cristallerie, porcelaine, horlogerie, orfèvrerie… Lorsque les robes se font moins volumineuses et leurs poches moins profondes, la jeune maison met l’accent sur les sacs à main, se dotant pour cela de son propre atelier de production.

Une dimension de référence et un esprit de fantaisie, c'est cela l'esprit Lancel

Lorsque, quelques décennies plus tard, arrivent les premiers congés payés, elle développe une gamme de bagages souples et légers et dans tous les domaines, surfant sur la vague d’innovations qui, durant ces décennies, transforment les modes de consommation, elle multiplie les dépôts de brevet (pour le briquet automatique "qui ne salit ni le doigt ni le gant…", pour la malle Aviona, pour la radio portable Bambino…), s’installant peu à peu dans le paysage parisien comme une marque moderne et inventive, parfois même pionnière, tout en se dotant progressivement d’un réseau de points de vente, à Paris mais aussi à Bordeaux, Lyon, Marseille…  Dès le début des années 1900, cela assure à Lancel la visibilité nécessaire pour passer à l’étape suivante.

Avant-gardiste

Celle qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, va permettre à Albert, le fils des fondateurs depuis peu aux manettes, de transformer la maison artisanale en marque de luxe. Pour cela, il réorganise l’offre autour de quatre univers (la femme, l’homme, le voyage et l’art de vivre) avec l’ambition clairement affichée d’être "présent à tous les moments de la vie". Surtout, il fait du sac à main, désormais proposé dans des cuirs précieux et érigé au rang d’accessoire de mode, le fer de lance de sa nouvelle stratégie de développement. Commence alors ce que Guy Tarricone appelle "le premier âge d’or de Lancel", une période faste au cours de laquelle la marque semble faire feu de tout bois, s’imposant en tête des grands maroquiniers parisiens d’un côté et, de l’autre, déclinant au fil de créations telles que la montre "L’Hermétique" ou le stylo "l’Otomine ", "merveille de mécanique française, à la mine toujours prête et taillée", sa vision d’un luxe "innovant et émancipateur". ­Destiné à promouvoir le beau mais aussi à accompagner les nouveaux usages. Une volonté qui se retrouve jusque dans le lieu de vente lui-même dont Lancel offre une version avant-gardiste dès 1929 avec l’ouverture de son magasin de l’Opéra. Véritable concept store avant l’heure, idéalement situé et organisé sur quatre niveaux, celui-ci propose, outre les créations de la marque, une offre d’argenterie, parfums, pièces de mobilier et bijoux, et dispose, en sous-sol, d’un auditorium où l’on vient acheter des disques et écouter de la musique. De quoi séduire tout un Paris mondain et semi-mondain au sein duquel des habituées telles qu’Arletty, Édith Piaf, Mistinguett ou encore Joséphine Baker contribuent alors à alimenter la notoriété de la maison. Lui insufflant une ­modernité qui, des années durant, en fera "le reflet de son époque". Et prolongeant l’âge d’or amorcé par Albert Lancel jusqu’à sa disparition, en 1960, avant que l’arrivée aux manettes de la génération suivante ne vienne bousculer les équilibres.

Second souffle

"Lorsque, à leur tour, ses filles et leur mari prennent la direction de la marque, celle-ci commence à s’essouffler, raconte Guy Tarricone. La nouvelle direction a moins de flair, moins d’instinct, Lancel perd en inspiration… ». En 1976, la famille jette l’éponge et vend l’entreprise à l’un de ses fournisseurs, les frères Zorbibe qui, durant vingt ans, vont renouer avec la créativité des décennies d’après-guerre. Ils multiplient les ouvertures de magasins en France et à l’étranger, et relancent la communication, instaurent la couleur rouge comme fil conducteur de la marque et revisitent un best-seller de 1927, le sac "seau", rebaptisé Elsa, qui se vendra à plus de six millions d’exemplaires au cours de la décennie suivante… "Avec eux, Lancel retrouve l’esprit de fantaisie qui le caractérisait depuis les origines, poursuit-il. La marque s’ancre à nouveau dans son époque, elle connaît un deuxième âge d’or." Lorsqu’en 1996 Edgard et Jean Zorbibe revendent à Richemont, Lancel est au zénith de sa notoriété ; visible, moderne, inspirée… Déterminé à capitaliser sur ces atouts,

Richemont investit massivement sur sa montée en gamme. Menée à coups de lancements de produits" trop luxe et trop lisses", constamment réinterprétée par des directeurs artistiques qui se succèdent sans durer, celle-ci ne  "prend pas" et, année après année, éloigne la marque de son esprit d’origine. Celui qui, depuis toujours, faisait son originalité et alimentait son attractivité. Aussi lorsqu’en juin 2018, après des années de repositionnements inachevés, Lancel est revendu au maroquinier italien Piquadro, beaucoup y voient la promesse d’un retour aux sources et, avec elle, celle d’un second souffle.

Statutaire et audacieuse

Parmi ceux-ci, la nouvelle directrice artistique de Lancel, Lili Chieng de Montal, pour qui le seul fait que la production, un temps délocalisée en Chine, soit aujourd’hui rapatriée en Italie constitue un signal fort. "Non seulement la garantie d’une meilleure maîtrise de la qualité, explique-t-elle, mais aussi celle de circuits courts et donc, de collections renouvelées à un rythme accéléré." Idéal pour renouer avec l’esprit d’origine de la maison.

Celui qui, résume sa directrice artistique, en fait depuis plus de 140 ans "une marque sérieuse qui ne se prend pas au sérieux ". Statutaire dans la maîtrise de la confection et la valorisation d’un héritage régulièrement utilisé comme source d’inspiration, audacieuse dans sa démarche de créativité. Pour Lili Chieng de Montal, toute l’ambition est là, dans cette identité de marque à restaurer. "Pour cela, je veux revenir aux fondamentaux – la rigueur dans le choix des cuirs et des couleurs, l’attention portée au détail et aux finitions; mais aussi, déclare-t-elle, restaurer la désirabilité avec des créations modernes, ajustées aux modes de vie. Cultiver la dimension de référence de la marque et réveiller son esprit de fantaisie." Renouer, en somme, avec ce qui, il y a près d’un siècle et demi, allait devenir l’esprit Lancel. 

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