Influencés par la nouvelle gauche américaine et par certaines associations, une partie des Verts et des Insoumis tendent de plus en plus à abandonner l’universalisme républicain. Mais la France ne semble pas prête à adopter cette idéologie qui pourrait mener à un suicide électoral. Tant mieux pour les Marcheurs et les socialistes qui ne demandent qu’à récupérer de nombreux électeurs de gauche déboussolés.

Août 2019. Le philosophe Henri Peña-Ruiz, invité aux universités d’été de la France insoumise, évoque la question de la laïcité. Selon lui, cette notion confère le droit d’être "islamophobe" mais aussi "athéphobe" et "cathophobe", dans la mesure où elle se cantonne à la critique des idées et ne s’attaque pas aux personnes. Une vision dans la lignée de celle des penseurs des Lumières, qui pourrait bien ne plus être d’actualité dans les rangs mélenchonistes. Car, aux universités d’été de 2020, les profils laïcs ont été purgés et remplacés par des militants communautaristes tels que Taha Bouhafs ou Youcef Brakni. En moins d’un an donc, LFI a pris un virage idéologique déroutant.

LFI, la grande mutation

"Une dérive surprenante puisque, lors de la dernière élection présidentielle, le parti avait mené une campagne laïque, universaliste et résolument républicaine", souligne la philosophe Stéphanie Roza, auteure de La gauche contre les Lumières ?. Comment un parti fondé par d’anciens hussards noirs de la République venus du PS et de communistes "bouffeurs de curés" a-t-il pu évoluer de la sorte ? Pour Gilles Clavreul, cofondateur du Printemps républicain et ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la rupture vient des législatives de 2017 où la majorité des députés Insoumis ont été élus "dans des villes populaires de la région parisienne dans lesquelles les questions comme le port du voile ou la cause palestinienne sont sensibles". Du moins pour certains militants associatifs dont l’influence est forte et qu’il vaut mieux avoir dans son camp. Si, pour Henri IV, Paris valait bien une messe, il semble qu’aux yeux de certains Insoumis, une éventuelle réélection vaille bien quelques reniements. C’est ainsi que plusieurs députés du groupe, dont Jean-Luc Mélenchon, ont participé, en novembre 2019, à une marche contre "l’islamophobie d’État" et les "lois liberticides contre les musulmans". Une manifestation dont l’un des organisateurs principaux n’est autre que l’activiste Majid Messaoudene, qui met en garde ses followers contre "l’indignation sélective" après les tueries de Mohammed Merah et qui clame résolument qu’il n’est pas Charlie. En filigrane se retrouve également l’idée répandue à l’extrême gauche que les musulmans sont les nouveaux prolétaires opprimés et qu’une convergence des luttes s’impose.

Mais le changement de paradigme des Insoumis ne concerne pas que le rapport à l’islam. Désormais, quelques membres éminents du parti reprennent les idées d’une certaine gauche américaine qui estime que la question raciale prend le pas sur la question sociale. Guère surprenant, donc, d’entendre la députée Danièle Obono déplorer la nomination de Jean Castex à Matignon, pour des raisons pas seulement politiques, puisqu’elle le désigne avant tout comme "un homme blanc" sans être rappelée à l’ordre par son parti. Hélas pour les nostalgiques de la gauche traditionnelle, ce mode de pensée infuse dans d’autres mouvements, notamment EELV.

Désormais, LFI préfère donner la parole à des pourfendeurs de l'universalisme républicain comme Taha Bouhafs et Maboula Soumahoro. De quoi troubler certains électeurs de gauche...

Quand les Verts surenchérissent

Un positionnement qui, contrairement au virage Insoumis, ne surprend pas Gilles Clavreul, qui estime que les Verts français se caractérisent "par une très forte contestation des ordres établis", ce qui conduit à "des alliances de circonstance avec des partisans de la nouvelle mouvance anti-raciste". Selon lui, le départ d’écolos plus modérés tels que François de Rugy ou Barbara Pompili a contribué à accélérer les choses. Si de nombreux électeurs ont opté pour EELV lors des dernières municipales en pensant promouvoir le bio et les pistes cyclables, "l’écologie populaire" semble aller plus loin.

Au nom de l’intersectionnalité, le parti a pris fait et cause pour Adama Traoré en participant notamment à des manifestations en sa faveur. "Comme s’il cherchait à tout prix son George Floyd au nom du progressisme et de la lutte pour l’émancipation des Noirs de France, alors que la situation est totalement différente des États-Unis", note Stéphanie Roza. Lors de son université d’été, EELV a également challengé LFI dans la course au communautarisme en conviant notamment l’universitaire Maboula Soumahoro, proche du Parti des Indigènes de la République (PIR). Une femme notamment connue pour défendre les "ateliers réservés aux femmes racisées", définissant Sarcelles comme une "ville de Noirs dirigée par des Juifs" ou assénant qu’un "homme blanc ne peut pas être antiraciste". Pour LFI, elle fait également partie des intellectuels désormais fréquentables.

Le départ de profils centristes comme Barbara Pompili ou François de Rugy a contribué à la mutation idéologique d'EELV

La tradition libertaire et altermondialiste des écolos, couplée au manque d’ancrage dans les quartiers populaires (contrairement aux communistes ou aux socialistes, ils restent plutôt implantés dans les centres-villes) ont conduit les Verts à sous-traiter les campagnes dans certaines zones à des responsables associatifs chantres d’une vision communautariste de la société. Une aubaine pour ces derniers en quête de crédibilité politique. Ce phénomène d’entrisme est bien décrit par François Pupponi, député indépendant du Val d’Oise, longtemps encarté au PS, dans son ouvrage Les Émirats de la République.

Électorat déboussolé

Au niveau électoral, la stratégie risque de s’avérer désastreuse si elle s’accentue. Car la réalité est là : "L’électorat de gauche est encore majoritairement attaché aux valeurs traditionnelles de la République, au vivre-ensemble, à l’intégration", estime Stéphanie Roza qui ne comprend pas la "fuite en avant et la ligne suicidaire" des Insoumis sur le sujet. Selon elle, le parti court un risque de se "sectariser, de se couper de sa base militante". Le tout pour "tenter de séduire un électorat qui vote très peu" et qui est "concentré sur une toute petite frange du territoire", constate Gilles Clavreul qui observe "que lors des élections municipales, la stratégie n’a pas payé".

"Le risque de se couper de la base pour tenter de séduire un électorat qui vote peu est réel"

Chez les Verts, les choses paraissent différentes puisque les électeurs semblent motivés par les questions écologiques et prêtent peut-être moins d’attention aux atermoiements autour du communautarisme. En témoigne la réélection du Grenoblois Éric Piolle, qui s’est montré plutôt conciliant lors de "l’affaire du burkini" à l’été 2019. Mais attention à ne pas trop en faire, notamment dans des villes de tradition plus bourgeoise et social-démocrate comme Lyon. La décision de Grégory Doucet de ne pas participer, au nom de la laïcité, à la cérémonie du vœu des Échevins à la Basilique de Fourvière, peut se comprendre. Mais la pose de la première pierre d’une mosquée le lendemain peut légitimement déboussoler les électeurs attachés à la stricte séparation du religieux et du politique.

Un boulevard pour le PS et LREM

Pour le moment, ces œillades vers le communautarisme laissent sceptique une grande partie du peuple de gauche. Logiquement, socialistes et marcheurs lancent les grandes manœuvres pour capter cet électorat.

"Le PS d'Olivier Faure semble revenir à une ligne plus laïque

Selon Gilles Clavreul, "chez les socialistes, le départ de Benoît Hamon et de ses proches, parfois tentés par une approche communautariste, a libéré le parti et permis une affirmation plus laïque que tente de porter Olivier Faure". Hasard ou non, alors que Taha Bouhafs et Maboula Soumahoro exposaient leurs idées aux militants Insoumis ou verts, le PS s’est inscrit en porte-à-faux en décommandant de son université d’été, le 28 août, le député du Val d’Oise Aurélien Taché, qui a quitté LREM (pour siéger dans le groupe Ecologie Démocratie Solidarité). Un signal fort puisque ce porte-voix du communautarisme à la française s’était illustré quelques semaines plus tôt. Des ministres tels que Gérald Darmanin et Marlène Schiappa s’étaient indignés du sort d’une adolescente bosniaque musulmane de dix-sept ans battue et tondue par sa famille pour être en couple avec un chrétien. Aurélien Taché avait taclé les deux membres de l’exécutif, les accusant de "mettre une pièce dans le juke-box de la haine anti-musulmane".

La majorité s’attelle elle aussi à séduire cette manne électorale à travers sa proposition de loi contre le séparatisme ou l’ode à la République prononcée par Emmanuel Macron au Panthéon le 4 septembre dernier. De quoi préparer une cohérence programmatique pour affronter une gauche dont la question du communautarisme pourrait compliquer une éventuelle union dans la course à la présidentielle de 2022.

Lucas Jakubowicz

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