La théorie de l’imprévision est un instrument juridique ancien et peu utilisé dont le recours peut s’avérer utile dans le contexte actuel des prix très élevés de l’énergie. Toutefois, sa mise en œuvre se révèle complexe et longue au regard de l’urgence des difficultés financières. Une bonne préparation du dossier facilite donc la négociation avec l’acheteur public qui s’achèvera par la conclusion d’un protocole indemnitaire.

La théorie de l’imprévision est ancienne et pourtant rarement mise en œuvre. Il s’agit d’un instrument juridique indemnitaire recommandé par l’administration dans le contexte actuel de hausse substantielle et durable des prix de l’énergie, qui affecte tout particulièrement les fournisseurs d’énergie des acheteurs publics. La mise en œuvre de cette théorie requiert néanmoins une solide préparation car la demande indemnitaire doit être justifiée et documentée puis négociée avec la personne publique afin de formaliser l’indemnisation de l’imprévision par la conclusion d’un protocole indemnitaire.

Un outil indemnitaire adapté face à la flambée des prix

La théorie de l’imprévision résulte de la jurisprudence Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux du Conseil d’État datant du 30 mars 1916 (n°59928) dans laquelle il était déjà question d’une augmentation importante des prix de l’énergie, ceux du charbon à l’époque. Les applications de cette théorie, désormais codifiée à l’article L. 6 du Code de la commande publique, sont néanmoins restées rares depuis 1916 puisqu’elle n’a été mise en œuvre qu’en cas de crises économiques majeures, par exemple lors de la hausse mondiale des prix de l’acier en 2004. La flambée historique des prix de l’électricité et du gaz naturel depuis la fin de l’année  2021 a très fortement augmenté les coûts des cocontractants des acheteurs publics, en particulier ceux des fournisseurs d’électricité et de gaz naturel des personne publiques. Confronté à une telle augmentation de ses coûts, le titulaire d’un contrat public peut solliciter, auprès de la personne publique, une indemnité, sur le fondement de la théorie de l’imprévision, si trois conditions cumulatives sont remplies: cette augmentation doit être imprévisible, extérieure à sa volonté et doit avoir entraîné un bouleversement de l’économie du contrat. L’application de la théorie de l’imprévision, dans le contexte actuel de flambée des prix de l’énergie et de pénurie des matières premières, a d’ailleurs été recommandée par la Direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance dans une fiche publiée le 1er juin 2021. Pour être imprévisible, l’événement, qui vient perturber l’exécution du contrat public, doit dépasser les aléas ordinaires que les parties pouvaient raisonnablement prévoir lors de la conclusion du contrat. Le Conseil d’État a admis qu’une augmentation des coûts résultant d’une hausse du prix du fuel domestique constitue un fait imprévisible que les parties ne pouvaient pas raisonnablement prévoir lors de la conclusion d’un marché public portant sur la fourniture de fuel (CE, 5  novembre 1982, n°19413). L’imprévision peut être invoquée lorsque la cause de l’évènement est extérieure et indépendante de la volonté du titulaire du contrat public. Cette condition ne peut donc être écartée que lorsque l’événement en cause est imputable à la négligence ou à l’imprudence du titulaire. Une circulaire du Premier ministre du 30  mars  2022 a admis que la hausse exceptionnelle des prix de l’énergie, constatée depuis fin 2021 et accentuée par le conflit en Ukraine depuis février 2022, était « sans conteste imprévisible et extérieure aux parties, tout comme la flambée du prix de certaines matières premières ». Toutefois, la condition du bouleversement de l’économie du contrat doit être analysée au cas par cas. En pratique, cette condition est principalement appréciée en comparant le niveau du déficit avec le montant initial du contrat. Si celui-ci comporte une formule de révision de prix, il doit être démontré que la condition est remplie après l’application de la formule de révision de prix. Le déficit d’exploitation doit donc être important et ne pas représenter un simple manque à gagner pour le titulaire du contrat public. Si aucun seuil minimal de bouleversement de l’économie du contrat n’a été fixé par la jurisprudence, l’imprévision a été admise lorsque les pertes du titulaire étaient de l’ordre de 6 % à 7 % du montant initial du marché.

Une circulaire du Premier ministre a recommandé le recours à la théorie de l’imprévision dans le contexte actuel de prix élevés de l’énergie.

 Les clés d’une mise en œuvre efficace de l’imprévision

La mise en œuvre de la théorie de l’imprévision peut se révéler longue et difficile en pratique. Elle requiert donc une bonne préparation de la part des titulaires des contrats comme des acheteurs publics. En effet, la théorie de l’imprévision ne permet d’indemniser, en principe, que les surcoûts qui peuvent être constatés. Les titulaires sont donc susceptibles de supporter ces coûts dans l’attente du versement éventuel de l’indemnité d’imprévision. Il est toujours possible de négocier avec l’acheteur public pour obtenir des versements provisionnels, permettant à l’entreprise de supporter les charges inédites sur le court terme. En outre, la théorie de l’imprévision administrative ne permet pas au titulaire d’obtenir une réparation intégrale de son préjudice. L’indemnité d’imprévision correspond davantage à une contribution financière, versée par l’acheteur public au titulaire, pour faire face à des difficultés imprévisibles et indépendantes de leurs volontés. Le titulaire doit ainsi supporter une partie de son préjudice. En pratique, le juge ne laisse à la charge du titulaire qu’une faible partie du surcoût (environ 10 %) qu’il apprécie au cas par cas. Au-delà du montant de l’indemnisation, il appartiendra au titulaire de présenter des demandes justifiées, tant sur le plan financier que sur le plan juridique. En effet, le titulaire doit être en mesure d’évaluer les charges extracontractuelles qu’il supporte à l’appui de justifications comptables et d’estimer le coût initial du contrat, c’est-àdire les conditions économiques initiales. Il doit donc évaluer avec précision ses coûts au moment où il a remis son offre puis ses coûts réels au cours de l’exécution du marché. Il conviendra également de tenir compte de l’application de clauses éventuelles de révision de prix. Enfin, le titulaire devra conduire des négociations avec l’acheteur public, qui ne maîtrise pas toujours cet instrument juridique, rarement mis en œuvre, jusqu’à la signature d’un protocole indemnitaire ad hoc. Pendant ce temps, le titulaire devra néanmoins poursuivre l’exécution du contrat qui ne peut pas être suspendue, sauf à encourir le risque d’une résiliation du contrat à ses torts exclusifs.

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Christine Le Bihan-Graf est avocate associée au cabinet De Pardieu Brocas Maffei, responsable du département droit public économique et activités industrielles régulées. Elle est diplômée de l’ENA (1996) et a été en activité au Conseil d’État entre 1998 et 2003.
 
Laure Rosenblieh est avocate counsel au sein du département droit public économique et activités industrielles régulées du cabinet De Pardieu Brocas Maffei.

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