Fondateur de Chronos, cabinet d'études sociologiques et de conseil en innovation qui observe, interroge et analyse l'évolution et les enjeux des mobilités, Bruno Marzloff livre à Décideurs ses réflexions sur l’impact de la crise sanitaire pour la fabrique de la ville. Une interview qui ouvre le champ des réflexions.

Décideurs. Quels premiers enseignements tirez-vous de la crise sanitaire et du confinement ?

Bruno Marzloff. Le choc du réel face à un futur incertain et à des menaces imprécises et inéluctables ont cristallisé des tensions et mis en exergue des dysfonctionnements. Cet ébranlement de nos certitudes sur la ville s’est adossé aux diagnostics que nombre d’experts et d’acteurs de la ville portaient déjà avant. In fine les initiatives surgies de toute part n’apparaissent neuves que pour ceux qui d’étaient pas attentifs aux évolutions en cours. Toute cette production a révélé la vulnérabilité et l’obsolescence de la ville et son rejet des excès. Elle a rappelé que, crise ou pas, la ville est toujours à réinventer. L’épisode des masques et respirateurs a posé de manière brutale la question de la confiance dans l’acteur public, une confiance à reconquérir pour mener à bien une réinvention. Au-delà, la pandémie a été un laboratoire formidable pour la réforme de la ville. Dont on peut déjà retenir quelques aspérités.

Premièrement, le confinement a montré que la ville sans voiture est possible. Cela a permis de transformer l’espaces publics avec l’aménagement provisoire de nouvelles pistes cyclables, de restaurants en terrasses dans les rues… Mais la question de la pérennité de ces phénomènes se pose car ils remettent en cause les intérêts des filières automobile et des travaux publics qui sont puissantes. En parallèle, la crise sanitaire et le confinement ont accéléré les préoccupations autour de l’importance de la proximité. Nous pouvons nous demander si cela ne va pas conduire à un remembrement des services publics locaux et au retour à une politique de subsidiarité qui rapprochera les ressources des individus. La ville marchable deviendrait alors une réalité pour davantage de citoyens.

Le Covid-19 constitue également une occasion de repenser le tourisme. Ce dernier avait atteint ses limites dans des villes comme Venise. La raréfaction des voyageurs au cours des prochains mois peut permettre d’imaginer cette activité différemment, ce qui est crucial car elle constitue un pan substantiel de l’économie des villes et des territoires. Autre point intéressant, le développement du télétravail, voire sa généralisation dans certaines entreprises, va impliquer des ruptures profondes. L’entreprise devra suivre le salarié et non plus l’inverse tandis que les articulations entre les sphères professionnelles, familiales et sociales évolueront. Un nouveau parcours doit être inventé entre le siège social qui va perdre en importance et le domicile qui a ses limites. Des escales seront aménagées, ce qui impactera fortement et durablement la ville et son territoire. La crise sanitaire a aussi permis aux circuits courts de rencontrer leur public. Reste à savoir si un lien direct entre le consommateur et le producteur va se développer ou si les enseignes de la grande distribution récupéreront cette tendance. En parallèle, le quotidien à distance a été bouleversé, à l’image de la multiplication par cent des téléconsultations entre mars et avril. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure cette expérience va transformer durablement nos sociétés. Il est néanmoins évident que l’extension du quotidien à distance complète les sujets de proximité et d’accessibilité en réduisant les déplacements des demandeurs.

"Le Covid-19 a percuté la smart city"

Les préoccupations autour de la santé ont augmenté en flèche, supplantant même celle relative au pouvoir d’achat selon la dernière édition du baromètre annuel Cofidis/CSA. Cette tendance fait écho au besoin réaffirmé de nature et renvoie au tropisme du village. L’approche pour choisir son habitat sera reformulée par ceux qui en ont les moyens, ce qui pourrait donner corps aux phénomènes de démétropolisation ou d’inversion urbaine qui étaient évoqués avant la crise sanitaire Jusqu’ici, nous étions dans la célébration de la puissance et de la dimension fordiste de la métropole. Mais cette taille critique brasse son lot de perversités. Nous devrions assister à un rééquilibrage, d’autant que les arrière-pays des villes disposent d’une puissance formidable grâce à leurs actifs qui aideront la société à atteindre ses objectifs écologiques et environnementaux. Le recours à l’impression 3D pendant la crise sanitaire, notamment pour fabriquer des respirateurs industriels, ouvre des perspectives intéressantes pour permettre la relocalisation industrielle au sein même des villes. Par ailleurs, le Covid-19 a percuté la smart city avec, d’une part, le débat sur l’application StopCovid ou l’abandon par Google de son projet de ville connectée à Toronto et, d’autre part, la diffusion accélérée des pratiques sans contact.

L’arrêt des villes pendant le confinement amène quant à lui à réétudier la question des rythmes. Ces derniers ont été chamboulés. La crise sanitaire ouvre une fenêtre inédite pour remettre en cause la synchronie de la ville fordiste. La pandémie a mis en lumière les effets négatifs des heures de pointe en matière de congestion, de stress et de pollution. Tous les acteurs, des voyageurs aux transporteurs, l’ont constaté. C’est une occasion formidable pour repenser notre organisation. Une réflexion doit également s’engager sur le sujet de la logistique urbaine. Cette activité est aussi vitale que l’hôpital et les commerces mais elle fait partie de la mobilité carbonée et croit rapidement dans les villes. Elle représente aujourd’hui 25 % du trafic à Paris et amplifie les obstacles du quotidien. Un hubris a d’ailleurs été démasqué : la part de la population excédée par la congestion, le bruit et la saleté dans les villes n’a cessé de croître ces dernières années et le confinement a renforcé ses envies d’ailleurs.

La ville ne sortira donc pas indemne de la crise sanitaire, d’autant que les métapoles sont apparues comme les plus vulnérables au cours de cette pandémie. Mais nous souviendrons-nous suffisamment longtemps de tous ces aspects ou bien va-t-on revenir gentiment vers la ville d’avant ? Le débat actuel sur le maintien ou la disparition des voies cyclables provisoires va donner une première indication.

"Nous ne sommes pas encore dans une guerre de tranchées mais la confrontation a commencé sur la question de la démobilité"

Quel regard portez-vous sur l’action du gouvernement ?

L’affaire sanitaire s’est engagée sous de mauvaises auspices, ce qui souligne que notre système politique est construit sur l’imprévision de ce type d’événement. Le gouvernement n’a d’ailleurs cessé de s’en défendre. La suite de la gestion de la pandémie a été plus ordonnée. Penser la ville pour faire face aux menaces qui vont se multiplier n’est néanmoins plus une option. Le philosophe américain John Dewey disait que l’Etat est toujours à réinventer, c’est également le cas de la ville. Pour réussir ce palimpseste permanent, la gouvernance doit être solide et efficiente. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.   

Prenons l’exemple de la mobilité. En 2009, j’ai développé le concept de démobilité. Il permet d’agir sur les modes de vie, l’urbanisme et les équilibres territoriaux. Le think tank Fondapol s’en est saisi en 2014 et le sujet s’est diffusé. Il répond à une réelle demande : selon un sondage réalisé par Forum Vie Mobile (ndlr : institut de recherche créé par la SNCF) pendant la crise sanitaire, 53 % des Français interrogés se disent favorables à la mise en place de mesures de rationnement visant à limiter les déplacements afin de lutter contre la crise climatique, à condition que cette règle soit équitable et ne permette pas aux plus aisés d’y déroger. Pourtant, les héros de la filière automobile dans les instances publiques commencent à combattre le concept de démobilité. Dans un entretien accordé à la Caisse des Dépôts en avril, Anne-Marie Idrac, ancienne ministre, haute responsable pour la stratégie nationale du véhicule autonome et présidente de France logistique, a déclaré : « Ma vision est aux antipodes d’un projet dont l’objectif consisterait à réduire les mobilités ou à assigner les gens à résidence. Pour les villes, pour les territoires, la mobilité est un élément d’attractivité c’est-à-dire de création d’emplois, de capacité à être relié, à être connecté. En conséquence, ce n’est pas la réduction des mobilités qui fait sens, de mon point de vue, mais bien d’imaginer tous les moyens possibles pour les améliorer. » Nous ne sommes pas encore dans une guerre de tranchées mais la confrontation a commencé.

"Au lieu de définir les villes par rapport à la mobilité, la bonne approche consiste à se demander de quelles mobilités avons-nous besoins pour donner corps aux territoires que nous voulons"

Quelle pourrait être la contribution de la fabrique de la ville à la relance économique ? 

Nous sommes encore dans l’hypnotisme de la croissance. Le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire mobilise des dizaines de milliards d’euros pour soutenir des industries qui ont des retombées environnementales négatives quand le plan vélo mobilise à peine 60 M€. Le monde d’hier continue donc sur ses rails et je suis assez pessimiste sur notre capacité à évoluer. Pourtant, nous sommes en décroissance subie et le moment est propice pour travailler sur une meilleure redistribution des richesses quand l’activité retrouvera ses niveaux d’avant-Covid. Prenons l’exemple des relocalisations. Le Covid-19 a montré que Paris disposait de moins de 5 % d’autosuffisance alimentaire tandis que les plaines franciliennes produisent des céréales qui sont exportées. Un changement de modèle semble s’imposer. Il affecterait positivement la ville de Paris mais aussi son arrière-pays.

Dans quelle mesure cette crise sanitaire pourrait-elle faire évoluer à moyen terme les grands principes de fonctionnement du secteur de la fabrique de la ville selon vous ? 

Un nouveau vocabulaire s’installe dans la fabrique de la ville depuis quelques années : espaces réversifs, urbanisme transitoire, stratégie bas carbone, objectif zéro artificialisation nette (ZAN)… La question est maintenant de savoir si une volonté politique saura incarner ses mots dans le réel. Des chantiers déjà engagés nous permettront de le savoir, à l’image de celui de la redistribution des espaces publics ; celui de la relocalisation des activités ou encore celui de l’articulation entre les villes et les arrière-pays. Dans le cadre du prolongement du RER E sur son territoire, l’intercommunalité Grand Paris Seine et Oise a engagé par exemple une réflexion sur les déplacements dans son périmètre pour lutter contre les congestions. Ce travail a conduit à imaginer un maillage d’une centaine de hubs d’intermodalité pour réduire l’usage de la voiture. Les premiers ont été lancés en novembre dernier. Ils pourraient devenir de véritables espaces subsidiaires qui rapprocheraient les biens et services des habitants. Au lieu de définir les villes par rapport à la mobilité comme cela a été fait au cours des dernières décennies, la bonne approche consiste à se demander de quelles mobilités avons-nous besoins pour donner corps aux territoires que nous voulons. 

Propos recueillis par François Perrigault (@fperrigault)

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