De nombreuses banques proposent communément aux grands groupes internationaux des services de centralisation de trésorerie (ou "cash pooling"), prévoyant le transfert quotidien des excédents de trésorerie du groupe vers un compte pivot centralisateur. Les contrats correspondants, presque toujours présentés comme des contrats d’adhésion s’inscrivant dans le cours normal des affaires, peuvent-ils pour autant être signés les yeux fermés ? Par Aurélien Jolly est Counsel au sein du bureau parisien de Skadden à Paris.

La question clé de l’intérêt social

Aurélien Jolly. Le point de départ de l’analyse est que toute opération doit être justifiée au regard de l’intérêt social de l’entité concernée, faute de quoi le contrat peut être remis en cause et la responsabilité des dirigeants se voir engagée. La pratique de place, conservatrice, ne retient généralement en la matière comme critère pertinent que celui de la contrepartie pécuniaire de la société en question, prise isolément. Certes, la jurisprudence française a pu admettre que l’intérêt économique d’un groupe de sociétés, reflétant une politique coordonnée à l’échelle du groupe, pouvait parfois prendre le pas sur l’intérêt d’une société isolée, mais seulement à des conditions très contraignantes : l’opération ne doit pas excéder les capacités financières de la société participante, cette dernière doit obtenir des contreparties suffisantes et les engagements respectifs des sociétés du groupe doivent rester équilibrés. Autant de critères purement factuels devenant à double tranchant en cas d’insolvabilité et de risque de caractérisation d’abus de bien social et de faute de gestion.

"Il est essentiel de négocier les termes de la documentation bancaire et de rédiger des décisions sociales argumentées."

Négociation de la documentation proposée

Ces problématiques deviennent plus aiguës encore lorsque la documentation prévoit une ligne de découvert nourrissant le compte pivot et des garanties des obligations des autres membres du groupe au profit de la banque par chacun des participants. Il est alors impératif de limiter les garanties octroyées par les sociétés françaises de la même manière que dans un crédit syndiqué, pour s’assurer que les montants garantis ne dépassent pas le montant maximal conforme à la conception restreinte de l’intérêt social, soit le montant dont la société française et ses filiales ont bénéficié directement ou indirectement seulement. Or, il n’est pas rare de trouver dans les contrats proposés par les banques (ou dans les modèles types de décisions sociales y étant relatifs), des déclarations à la charge des participants répétant sous forme de pétition de principe les critères de l’intérêt de groupe susvisés. Il est pourtant patent que de telles invocations de principe, si elles se trouvaient injustifiées dans les faits tout au long de l’existence de l’opération, ne seraient pas de nature à exonérer les dirigeants de risques de responsabilité individuelle. Il est donc essentiel de négocier les termes de la documentation bancaire (pour y prévoir notamment des limitations de garantie adéquates) et de rédiger des décisions sociales argumentées permettant à la société de justifier sa participation sur la base de son intérêt pécuniaire propre, reflétant une gestion prudente et raisonnable, ce qui présuppose aussi que la protection de la société française participante soit également assurée vis-à-vis des autres sociétés du groupe auquel elle appartient.

"Afin que le schéma de cash pooling ne se transforme pas en carcan, il sera nécessaire de prévoir un droit de résilier chacun des contrats."

Utilité d’un contrat intragroupe supplétif

À ces fins, il sera donc vivement conseillé de faire conclure, en parallèle un accord intragroupe afin de régir les rapports entre les participants et de traiter de points importants n’ayant pas leur place dans la documentation bancaire. Ainsi, cet accord permettra (comme filet de sécurité) une meilleure articulation dans les faits des critères de l’intérêt de groupe au-delà des fonctionnalités techniques du contrat de cash pooling bancaire seul.

En premier lieu, ce contrat aura vocation à prévoir les limites au-delà desquelles les sociétés s’engageront à ne plus prêter ni emprunter. Il sera également prévu des obligations d’informations mutuelles périodiques, qui permettront de réviser fréquemment lesdites limites et de veiller à ce que les capacités financières de chacun soient respectées. En fonction des risques ressortant de ces éléments d’analyse, il appartiendra au groupe de définir (tant du point de vue des comparables de marché du crédit que d’un point de vue fiscal) le taux d’intérêt applicable aux crédits et débits journaliers (celui se trouvant dans la documentation bancaire n’ayant de pertinence que concernant les découverts vis-à-vis de la banque). Cette rémunération contribuera à répondre à souci d’une contrepartie financière adéquate pour chacun des participants. Enfin, cet accord traitera de contraintes techniques propres à chaque juridiction, comme en France la nécessité d’une clause de "taux effectif global" protégeant les sociétés françaises emprunteuses vis-à-vis des autres participants, ou des engagements concernant l’emploi des fonds prêtés (ne pas employer la trésorerie d’une société française au remboursement du crédit qui en a permis l’acquisition en violation des principes d’assistance financière). Afin que le schéma de cash pooling ne se transforme pas en carcan, il sera nécessaire de prévoir un droit direct ou indirect de résilier au cas par cas chacun des contrats, notamment en cas d’illégalité (par exemple afin de ne pas se retrouver en situation d’infraction au monopole bancaire si un prêt venait à subsister vis-à-vis d’une société cédée à un tiers) ou de dégradation de la situation financière du groupe dans son ensemble. Pour toutes ces raisons, ainsi que tant d’autres n’ayant pas été abordées ci-dessus, il sera nécessaire de porter à ces opérations, d’apparence simple, une attention toute particulière. 

Sur l'auteur

Aurélien Jolly est Counsel au sein du bureau parisien de Skadden à Paris. Sa pratique englobe un large éventail de questions liées au financement de la dette, notamment le financement d’acquisitions, les transactions de crédit syndiqué nationales et transfrontalières, les dérivés, les restructurations de dettes et d’autres transactions de financement d’entreprises et d’endettement.

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