Pernod Ricard a réalisé pas moins d’une douzaine d’acquisitions ces cinq dernières années. Philippe Prouvost, son directeur stratégie et M&A, détaille la politique de croissance externe du fabricant de vins et spiritueux.

Décideurs. Quelle est la spécificité de la politique de croissance externe du groupe ? 

Philippe Prouvost. Le modèle qui fonctionne bien, développé ces quatre dernières années, est celui du partenariat. Nous sélectionnons de belles marques, qui nous font rêver, mais qui sont aussi en forte croissance et rentables dans la durée. Pour les aider à se développer, nous prenons une participation majoritaire dans leur capital, avec l’option de racheter la participation de l’entrepreneur au bout de cinq ans, parfois plus. Cela permet au groupe de profiter de l’expertise, de la motivation et de la passion de l’entrepreneur, qui à son tour, bénéficie d’un accès aux ressources du groupe, dont notamment le réseau de distribution. Les marques peuvent ainsi intégrer tout ou partie des 70 marchés internationaux sur lesquels le groupe est présent. 

Comment abordez-vous la recherche d’opportunités d’acquisition ? 

Les consommateurs ont tendance à se diriger vers les marques "craft", artisanales, avec des racines locales et une histoire intéressante. La plupart de nos concurrents, avec des approches différentes, regardent des cibles similaires. Quant à nous, c’est l’Homme derrière la marque, animé par une passion, que nous recherchons. Valeur clé, la convivialité est une valeur que le groupe met en avant. Paul Ricard aimait dire à ses collaborateurs : « Faites-vous au moins un ami par jour ». Cet ami devient souvent un consommateur fidèle. Avec la combinaison d’une bonne marque, d’un homme animé par la passion de celle-ci, alliée à la philosophie du groupe, l’alchimie prend rapidement.  

Alexandre Ricard, notre PDG, apprécie beaucoup de rencontrer et d’échanger avec les entrepreneurs. L’histoire entrepreneuriale de Ki No Bi en est un bon exemple. Deux anglais, dont l’un d’eux a épousé une femme d’affaires japonaise remarquable, passionnés de whisky, ont fait construire une distillerie de gin à Kyoto. Puis ils ont fait appel à des artisans locaux profondément attachés à leurs produits, de la conception de la bouteille au bouchon, en passant par l’étiquette calligraphiée, ou encore au liquide proprement dit élaboré avec des ingrédients achetés aux fermiers voisins. 

À quelles cibles vous intéressez-vous en particulier ? 

Cela dépend des marchés, mais l’idée consiste à renforcer notre portefeuille dans certaines catégories. Nous sommes en mesure de formaliser des deals souvent assez rapidement. Ainsi, pour quinze opérations regardées attentivement chaque année, une bonne moitié aboutit. Ces quatre dernières années, nous sommes d’ailleurs entrés au capital de quatre marques de whisky et de bourbon aux États-Unis. Après avoir pris une participation majoritaire dans Smooth Ambler en 2016, nous avons accéléré en 2019, notamment grâce au partenariat avec Rabbit Hole. Une distillerie, construite par Kaveh Zamanian, un ancien psychologue clinicien, située au centre de Louisville dans le Kentucky. Il a développé la marque avec des codes différents de ceux de notre industrie, en adoptant ceux de l’art et la mode. Passionné d’art contemporain, il a fait de la distillerie une œuvre d’art autant qu’un outil industriel. Nous avons également racheté l’américain TX, qui fabrique deux produits phares, un whisky et un bourbon. Là-encore, une marque née de la rencontre de deux entrepreneurs, un financier et un publicitaire, qui ont imaginé un whisky à leur goût et une histoire qui leur ressemble, avec une distillerie "ranch" construite sur un ancien golf de 18 trous, iconique. C’est celui sur lequel Ben Hogan a appris à jouer. Enfin, la même année s’est conclue notre OPA sur le groupe new-yorkais coté Castle brands, notamment propriétaire du bourbon Jefferson’s.

"C’est l’Homme derrière la marque, animé par une passion, que nous recherchons"

Au-delà du whisky et du bourbon, quels produits regardez-vous ? 

De nouvelles catégories de spiritueux nous intéressent. Il y a quelques mois, nous avons ainsi pris une participation au capital d’Italicus, une liqueur à la bergamote, très prisée des barmen,  notamment à Londres où la marque a commencé à se développer. Elle a d’ailleurs été créée par un entrepreneur italien, lui-même ancien barman, Giuseppe Gallo. Là encore, le couple marque-homme s’est avéré déterminant. En 2019, nous avons aussi racheté Malfy, un gin plus accessible mais qui n’a pas vocation à n’être vendu que dans les bars et restaurants, mais aussi dans le commerce. Nous devons aussi nous renforcer sur différentes géographies, dont certaines plus rentables que d’autres, mais aussi sur des catégories où nous ne sommes pas encore suffisamment présents. Du coup, notre stratégie de M&A est surtout bolt-on, sur des marchés de croissance. 

De quels moyens disposez-vous pour identifier une cible ? 

En général, il y a trois façons d’identifier une cible. Soit grâce aux banques qui nous apportent un dossier, mais souvent trop tard pour nouer des partenariats, ensuite nos relais locaux nous font remonter des opportunités, ou encore, nous identifions nous-mêmes des marques à travers des "screenings" que nous établissons en interne avec des équipes multi-disciplinaires. Les équipes locales et centrales se complètent à identifier les relais de croissance. Au siège, l’équipe stratégie et M&A demeure restreinte avec sept personnes, et travaille très en amont sur ces sujets, en lien avec la direction générale de Pernod Ricard, mais aussi avec tous les autres métiers du groupe. Mais nous faisons aussi appel à des auditeurs financiers et de leur côté, les juristes à des cabinets d’avocats et les opérationnels à des laboratoires d’analyse. Enfin, le marketing nous aide dans l’analyse et le potentiel des marques. Pour une OPA ou des opérations majeures, il est souvent difficile de se passer des banques. Quant aux cabinets de consultants stratégiques, ils interviennent davantage dans des réflexions plus globales. 

Comment intégrez-vous les sociétés acquises ? 

Nous prenons toujours une participation majoritaire afin de pouvoir consolider les résultats de la cible dans nos comptes et atteindre 100 % à terme. Gin Monkey 47 est aussi un bon exemple. Nous étions entrés à hauteur de 60 % du capital et avons exercé notre option d’achat sur les 40 % restants il y a quelques mois. Pendant les cinq années du partenariat, l’entrepreneur a disposé d’une grande autonomie dans la gestion de la marque et a été présenté à l’ensemble des patrons de marchés où il voulait distribuer son produit. Nous continuons aujourd’hui à travailler avec lui sur un nouveau produit, un whisky américain aromatisé avec un piment d’Amérique du Sud, Horse with no name, car Pernod Ricard cherche à écrire de vraies histoires durables avec les entrepreneurs. Quand la relation fonctionne, nous souhaitons la préserver et la développer. C’est un écosystème vertueux qui se nourrit de lui-même.

"Notre stratégie de M&A est surtout bolt-on, sur des marchés de croissance"

Dans quelle mesure la crise sanitaire a-t-elle affecté vos activités ? 

Nous sommes toujours aussi actifs, mais nous travaillons autrement. Au lieu de rencontrer les entrepreneurs chez eux, les contacts se font à distance. Ce qui fonctionne presque aussi bien, la convivialité en moins, car rien ne remplacera le contact physique et les rencontres. Étonnamment, les marques artisanales n’ont pas autant souffert de la crise Covid-19 que d’autres. Dans un environnement où les consommateurs restent chez eux, ils regardent des produits plus spécifiques, voire plus chers. Aux États-Unis, ils achètent les spiritueux qu’ils consommaient au bar pour les boire chez eux et parfois se laissent tenter par de nouveaux produits dont ils entendent parler sur les réseaux sociaux. Enfin, l’absence de vente dans le on-trade, dans les cafés, hôtels et restaurants, est parfois largement compensée par le off-trade, c’est-à-dire chez les cavistes et au supermarché.  

Quelle part la RSE occupe-t-elle dans les opérations ? 

Nos experts opérationnels portent une attention particulière à la consommation d’eau, au taux de recyclage des déchets, ou aux émissions de carbone, même si les marques craft ne disposent pas toujours d’outils de production parfaits de ce point de vue. Nous avons bien évidemment à l’esprit les sujets ESG, mais ils n’ont à ce jour jamais représenté un point bloquant. Si quelque chose doit être modifié sur le sujet, c’est intégré dans notre modèle et dans la négociation. L’intégration des marques dans le groupe s’accompagne ainsi toujours d’une approche environnementale rigoureuse. 

Propos recueillis par Anne-Gabrielle Mangeret 

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