Dans son dernier ouvrage, l’essayiste Raphaël Llorca montre comment les marques répondent aux attentes des citoyens en véhiculant une image positive et rassembleuse de la France. Selon lui, le secteur privé se substitue au monde politique devenu, lui, adepte du marketing. Le monde à l’envers !

Décideurs. Le terme "roman national" est central dans votre livre. Comment le définir ?

Raphaël Llorca. La notion de roman national émerge dans les années 1990, notamment grâce aux travaux de l’historien Pierre Nora. Il s’agit de la narration romancée qu’une nation se fait d’elle-même. Le roman national comprend nécessairement une part d’imaginaire et n’est pas forcément fidèle à la réalité historique puisque son objectif est d’unir les citoyens d’un pays, de créer un sentiment d’appartenance commune.

Pendant longtemps, l’écriture du roman national était la chasse gardée du politique. Désormais, les marques s’y mettent. Pourquoi ?

Traditionnellement, en France, l’élaboration du roman national est l’apanage de l’élite, politique comme intellectuelle. Songeons par exemple aux manuels scolaires d’Ernest Lavisse ou à l’œuvre de Victor Hugo. Aujourd’hui, ce sont surtout les marques qui écrivent le roman national. Elles le font pour une première raison : cela marche.

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Dans l’enquête menée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, il apparaît que 6 Français sur 10 préfèrent "consommer une marque qui parle de la France, de ses territoires, de ses idéaux, de ses valeurs". En mettant en valeur l’Hexagone, les marques activent un levier de préférence. Il existe dans la population un "besoin de France", de narratif positif et le monde de l’entreprise répond à ce besoin. La deuxième raison, c’est que les marques ont un problème d’acceptabilité : alors qu’elles sont souvent l’emblème de ce qui dysfonctionne dans notre société (la surconsommation, les émissions de CO2, etc), le discours patriotique des marques devient une façon pour elles de se rendre légitimes et acceptables. On pourrait dire plus largement que le système justificatif du capitalisme est en train de passer du vert au bleu-blanc-rouge, du discours autour de l’engagement au roman national.

Quel échec pour les dirigeants politiques ! Cela signifie-t-il qu’ils ne sont plus capables de parler de la France de manière positive ?

Effectivement, cet accaparement du roman national par le secteur privé met en exergue la faiblesse du politique. Dans son discours et sa communication, ce dernier s’adresse principalement à une partie des citoyens (les classes populaires, les classes moyennes, la jeunesse, la population d’origine immigrée…). Le tout en utilisant un jargon, des formes d’expression vues et revues comme le traditionnel déplacement à Rungis pour parler à la France qui se lève tôt. Il ne s’adresse plus de façon positive à l’ensemble du pays mais a entièrement avalisé la vision d’une société archipelisée, pour reprendre l’expression à succès de Jérôme Fourquet.

Inversement, les marques produisent un récit sur ce qui nous rassemble, sur nos réussites. Le tout avec de la créativité : slam, films, musique, slogans. Nous sommes dans une situation étrange où le politique fait du marketing en segmentant les citoyens et où les marques, elles, se mettent à narrer la France, à raconter ce qui nous rassemble et ce qui nous transcende... Ce faisant, les marques occupent la place vide laissée par nos dirigeants politiques. C’est de cela dont ils doivent prendre conscience, au risque de laisser s’installer l’idée que la politique serait moins-disante que le monde marchand sur la Nation.

"Le politique fait du marketing en segmentant les citoyens et les marques se mettent à narrer la France, à raconter ce qui nous rassemble"

Beaucoup de multinationales étrangères participent à la création du roman national français. Pourquoi ?

Elles ont compris les attentes du consommateur et ont pris acte que leur statut d’étranger les obligeaient à faire "plus français que les Français" pour être désirables. Cela a commencé au début du XXe siècle avec McDonald’s. Après le saccage du restaurant de Millau par José Bové, la multinationale a intégré que la "greffe américaine" ne prenait pas. L’agence Euro RSCG a repris en main la communication en jouant la carte de l’intégration à la société française : portés par un slogan, "né aux États-Unis made in France", les produits français et le terroir ont été mis en avant, le Mc baguette, le service à table, l’adaptation des restaurants à l’architecture locale se sont mis en place. La multinationale a renvoyé aux consommateurs l’image qu’ils se faisaient des valeurs françaises.

Il en est de même avec Toyota qui met en avant ses véhicules fabriqués à Valenciennes. Autre choix très intéressant, celui de Nike, sponsor officiel de l’équipe de France de football. Dans ses campagnes publicitaires, elle rattache les joueurs à leur ville de naissance, met en avant les terrains au pied des barres d’immeubles, les jeunes d’origine immigrée qui apprennent "La Marseillaise". L’objectif est de montrer une France qui est encore capable d’intégrer autour de valeurs rassembleuses, à des années-lumière des discours politiques sur l’identité ou l’immigration.

Des multinationales étrangères comme Mc Donald's, Toyota ou Nike participent à l'écriture du roman national

Certaines marques ne sont pas dans une optique de rassemblement mais exacerbent les clivages. Commercialement, la technique est-elle efficace ?

C’est plus rare mais certaines marques ne jouent pas la carte du commun pour s’inscrire dans la vision d’une société communautarisée. Ce faisant, elles se font les entrepreneurs de la polarisation. Commercialement, cela ne marche pas toujours et le risque de bad buzz est élevé. Prenons le cas du hijab de sport. Il a été mis en vente par Nike et Decathlon. Récemment, c’est Sephora qui a fait la promotion des hijabeuses (joueuses de football pratiquant la tête couverte) et a subi des appels au boycott. Face aux polémiques, Decathlon a fait machine arrière. Pas Nike. Car cela s’inscrit dans la continuité de sa bataille culturelle qui s’est matérialisée par le recrutement du joueur de football américain Colin Kaepernick, figure du mouvement Black Lives Matter, comme égérie. Cela signifie que la communication d’une entreprise doit être conforme à la vision qu’elle a de la société, sinon le message risque d’être profondément incompris. Ce fut le cas récemment avec la marque de bière Bud Light, incarnation de la working class américaine, qui a fait de la publicité avec une personnalité transgenre.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

Raphaël Llorca, Le roman national des marques, le nouvel imaginaire français, Editions de l'Aube, 384 pages, 24,90 euros

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