Le Kremlin a tissé son influence au sein de la droite populiste et conservatrice du Vieux Continent. Si cette dernière lui demeure idéologiquement proche, des voix discordantes se font entendre. Mouvement de fond, particularités locales ou contestation de façade ?

Panique à bord dans les chancelleries européennes. Le 25 septembre, Giorgia Meloni remporte haut la main les élections générales italiennes et prend la tête du gouvernement. Aussitôt, une question se pose sur toutes les lèvres : la troisième économie de la zone euro va-t-elle prendre fait et cause pour la Russie dans la guerre qui l’oppose à l’Ukraine ? Après tout, la dirigeante de Fratellli d’Italia appartient à un bord politique réputé proche des valeurs prônées par le Kremlin…

Traditions nationales, intérêts politiciens

La réponse à la question va à l’encontre de certains clichés. Dans la campagne comme durant son début de mandat, la Romaine adopte une ligne résolument atlantiste, défend l’intégrité territoriale de l’Ukraine, les sanctions, les livraisons d’armes et l’appartenance de son pays à l’Otan. Dans son discours prononcé devant les députés le 25 octobre, elle a assuré que tant qu’elle serait aux manettes, l’Italie resterait "un partenaire fiable de l’Otan, en soutien à l’Ukraine qui s’oppose à l’agression de la Russie" et qu’elle ne céderait pas au "chantage énergétique". Ce positionnement s’explique notamment par sa volonté de se démarquer des deux autres partenaires de sa coalition, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, réputés plus poutinophiles. Le premier a posé à plusieurs reprises avec un t-shirt à l’effigie du dirigeant russe tandis que le second continue de vanter ses bonnes relations avec l’ancien lieutenant-colonel du KGB pour montrer qu’il garde une partie de son autonomie dans la coalition. Les "melonistes" ne sont pas les seuls représentants de la droite populiste et conservatrice européenne à prendre leurs distances avec le Kremlin.

De nombreux partis nationalistes d'Europe ont pour ferment idéologique la lutte contre l'impérialisme russe

Cela est peu relayé par la presse de l’Hexagone, mais de nombreux mouvements nationalistes d’Europe de l’Est ont pour ferment idéologique l’hostilité à l’impérialisme russe. Ainsi, le PiS au pouvoir en Pologne a organisé un accueil massif de réfugiés ukrainiens, apporte une aide importante au gouvernement Zelensky, prévoit une montée en puissance de son armée face à son voisin de l’Est. Au Parlement européen, le mouvement siège avec Fratelli d’Italia, les Espagnols de Vox ou les démocrates de Suède qui, à l’instar de leurs collègues italiens, ont obtenu des résultats historiques aux dernières élections nationales. Avec une ligne identitaire, anti-immigration et anti-islam affirmée. Mais aussi une volonté de rejoindre l’Otan et d’augmenter le budget de la défense pour faire face à une Russie menaçante.

Le nouveau croque-mitaine

D’autres mouvements européens issus de cette mouvance pourraient, eux aussi, prendre quelques distances avec un tropisme russe qui heurte l’opinion publique. Une enquête Eurobaromètre menée en septembre dans les pays de l’UE dévoile à cet égard des résultats éloquents. 78 % des citoyens des Vingt-sept se déclarent favorables aux sanctions économiques contre la Russie, 68 % soutiennent l’envoi d’armes à l’Ukraine tandis que 90 % d’entre eux ne voient aucun inconvénient à accueillir des réfugiés ukrainiens dans leur pays.

78% des citoyens de l'UE se déclarent favorables aux sanctions économiques contre la Russie, 90% ne voient aucun inconvénient à accueillir des réfugiés ukrainiens

"Pour dire les choses clairement, un parti politique, quel que soit son bord, n’a actuellement rien à gagner à soutenir ouvertement la Russie", souligne l’essayiste Julien Rochedy, spécialiste du conservatisme et notamment auteur de Philosophie de droite. Selon lui, "la Russie joue traditionnellement le méchant de l’histoire. Même des positions nuancées paraissent pro-Poutine et sont rejetées en bloc par les électeurs." Un avis que doit partager Éric Zemmour qui a commencé à dévisser dans les sondages à partir du moment où il s’est montré réservé sur l’accueil de civils ukrainiens en soulignant en mars 2022 que notre pays n’avait "pas vocation à protéger le monde entier" et qu’il y avait "un tiers d’Africains et de Maghrébins dans ces prétendus réfugiés ukrainiens". De là à penser que Giorgia Meloni a été échaudée, il y a un pas que les observateurs osent franchir.

Le peuple ukrainien, nouvelle égérie ?

Au-delà de cette prise en compte de l’opinion publique, les théoriciens de la droite de la droite européenne comprennent qu’ils peuvent tirer parti de la résistance ukrainienne pour réactualiser leur idéologie. Bien aidés en cela par certaines maladresses de la propagande russe qui se traduit notamment par la mise en avant des forces tchétchènes se présentant dans de nombreuses vidéos comme des combattants d’Allah. Ce qui rend cohérent un soutien à l’armée ukrainienne qui, dans plusieurs vidéos publiées sur les réseaux sociaux, fait étalage de sa foi chrétienne orthodoxe.

Poutine

"Cette partie de l’échiquier politique commence à réfléchir au-delà de la nation, parle de civilisation, ou de droite civilisationnelle à l’instar du cadre de Reconquête et ex-RN Nicolas Bay", observe Chloé Ridel, directrice adjointe de l’Institut Rousseau et auteur de l’essai D’une guerre à l’autre. L’Europe face à son destin. Selon elle, le rapport à l’accueil des réfugiés ukrainiens est symptomatique de cet état d’esprit : "On voit des dirigeants de la droite populiste prôner l’hébergement de millions de réfugiés de guerre sous prétexte qu’ils sont blancs et chrétiens mais demander de fermer la Méditerranée ou s’opposer à l’arrivée de réfugiés syriens." En somme, il s’agirait de faire monter dans les têtes l’idée d’une solidarité blanche et chrétienne. Une posture d’autant plus stupide selon elle que "les Ukrainiens se tournent vers l’Europe parce qu’elle porte des valeurs libérales et démocratiques à l’opposé de ce que défend l’extrême droite". Julien Rochedy, de son côté, reconnaît que la conjoncture remet au goût du jour des valeurs telles que le rôle des États-nations, le patriotisme, le respect des frontières. "Parler de la défense d’une nation était tabou, le thème revient dans le débat", observe-t-il.

Le Kremlin toujours influent

De là à penser que les partis d’extrême droite d’Europe lâchent Vladimir Poutine pour Volodomyr Zelensky, il y a un pas… qu’il vaut mieux se garder de franchir. Dans les faits, ces mouvements politiques restent le plus sûr relais du pouvoir russe. Ce sont majoritairement eux qui demandent la fin des sanctions contre la Russie en arguant qu’elle pénalise les peuples européens davantage que la cible principale. "Soit des éléments de langage utilisés par les dirigeants russes qui connaissent les clés pour séduire cette partie de l’échiquier politique", constate Chloé Ridel qui mentionne le discours du 30 septembre dans lequel Vladimir Poutine s’est adressé en filigrane à ses alliés européens en se drapant dans le rôle de gardien des valeurs traditionnelles et en reprenant certaines de leurs obsessions, notamment la notion de parent 1 parent 2. Une notion inconnue du peuple russe mais qui trouve un écho chez certains partis européens. Qui devraient, espère Vladimir Poutine, se montrer reconnaissants dans les mois à venir.

Lucas Jakubowicz

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail