Plateaux télévisés, partis politiques, corridors ministériels… Les auteurs, philosophes et universitaires semblent peu présents dans le débat sur la réforme des retraites. Ce qui en dit beaucoup sur l’état de notre démocratie.

Des clashs, des vidéos qui font le buzz… Si le projet de réforme des retraites fait l’objet de débats passionnés, reconnaissons que, globalement, ces derniers manquent d’envergure et les intellectuels semblent aux abonnés absents. Ont-ils disparu ? Désertent-ils le débat public ? Si oui est-ce d’eux-mêmes ? Sont-ils les victimes d’un système politique et médiatique où il devient difficile de faire preuve de nuance ? Une chose est certaine, le contraste avec le projet Juppé de 1995 est saisissant.

Esprit de 1995, es-tu là ?

À cette époque, intellectuels de droite et de gauche s’affrontaient dans des débats de haute volée. Plus intéressant encore, la gauche se divisait alors en deux camps qui échangeaient à la télé, à la radio ou dans les journaux grâce à des tribunes. Ainsi, le 24 novembre 1995, dans la revue Esprit, un aréopage de penseurs influents se réclamant du socialisme réaliste publie un Appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale plutôt favorable au projet voulu par un gouvernement RPR. Parmi les principaux signataires, l’universitaire Pierre Rosanvallon, l’économiste Jean-Paul Fitoussi, le journaliste Jacques Julliard ou encore les philosophes Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut qui se sont depuis déplacés plus à droite. Ils soutiennent notamment l’approche constructive de la CFDT, alors dirigée par Nicole Notat.

Une prise de position qui ne plaît pas à une autre partie de la gauche menée par Pierre Bourdieu lequel réplique dans Libération par un Appel des intellectuels en soutien des grévistes placé dans la continuité du combat de Jean-Paul Sartre chantre de la "liaison entre le peuple et les intellectuels contre le capitalisme".

À gauche, plus de débats ?

Pratiquement trente ans plus tard, la quasi-totalité des intellectuels se présentant comme de gauche se positionne contre la réforme, en témoigne le texte Pourquoi nous combattons la réforme des retraites publié dans Politis et signé par plus d’une centaine de personnalités issues de l’intelligentsia tricolore. Aux dernières nouvelles, aucun texte en réponse n’a été publié. Les anciennes personnalités de gauche défendant le projet Juppé ne persistent pas dans leur ligne. Certaines, comme Pierre Rosanvallon, adoptent une position d’observateurs critiques, d’analystes et quittent les habits militants. Ce bord politique n’est donc pas en proie au débat comme ce fut le cas sur des sujets tels que la déchéance de nationalité, le mouvement #MeToo ou les gilets jaunes.

"Certes, il existe un clivage entre une gauche tendance Roussel qui défend la valeur travail et une tendance Rousseau qui célèbre la décroissance et le droit à la paresse, mais sur le fond tout cela manque d’envergure et d’armature intellectuelle", juge sévèrement Denis Maillard, philosophe politique et spécialiste du monde du travail. L’auteur du remarqué Indispensables mais invisibles ? Reconnaître les travailleurs en première ligne n’est pas tendre avec le milieu universitaire français, autrefois vivier d’une gauche intellectuelle qui semble avoir perdu de sa superbe.

"Le clivage entre la gauche Roussel qui défend la valeur travail et la gauche Rousseau qui prône le droit à la paresse manque d'envergure et d'armature intellectuelle"

Hyperspécialisation

Selon lui, le petit milieu des sciences sociales a investi le "triangle race, genre, écologie et semble perdre peu à peu de vue la réalité sociale et le monde du travail dans son ensemble". À cela s’ajoute une dérive qui s’observe dans pratiquement tous les métiers : l’hyperspécialisation. Pour forcer un peu le trait, l’université française ne produit plus beaucoup de personnalités dotées d’une vision d’ensemble et aptes à appréhender les grands enjeux de la réforme. Elle regorge, en revanche, de spécialistes des "racisés dans les entrepôts logistiques" ou de "sororité dans les stations-services franciliennes". Ce type de profil a plutôt tendance à se cantonner dans son champ de spécialisation à l’inverse, par exemple, d’un Pierre Bourdieu.

Évidemment, la France n’est pas devenue une idiocratie. Mais les personnalités qui analysent le mieux la société sont des romanciers, des sondeurs, des journalistes ou des photographes. Citons notamment le photojournaliste Vincent Jarrousseau et ses ouvrages sur les gilets jaunes dans le Pas-de-Calais ou les aides-soignantes, le romancier Nicolas Mathieu ou le travail du duo Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, auteurs de La France sous nos yeux. Mais, pour le moment, ils se refusent au rôle d’intellectuels engagés.

Les intellectuels de droite se focalisent plus sur les questions identitaires que sur le monde du travail et le social

Intellectuels pro réforme : les introuvables

Soulignons que, même si les intellectuels de gauche étaient présents en force dans le débat public, ils seraient bien en peine de trouver des pairs d’un avis opposés avec qui débattre. Certes, à la droite de la droite, une nouvelle sphère intellectuelle s’est lancée dans le combat métapolitique. Mais son attention se porte plus sur les questions identitaires qu’économiques. Dans le cadre du projet de réforme du système de retraites, cela se traduit surtout par la défense d’une politique nataliste.

Du côté de la macronie, la situation actuelle met en exergue le manque de théorisation intellectuelle de la majorité présidentielle qui prend davantage la forme d’un "bloc raisonnable" que celle d’un courant idéologique. Si les soutiens du gouvernement semblent intarissables sur les points Agirc Arco, la clause du grand-père, l’index senior ou d’autres points techniques, ils peinent à "vendre" la loi portée par Élisabeth Borne et Olivier Dussopt, à l’ancrer dans l’Histoire ou l’actualité. "La majorité semble agrippée à une vision technocratique", souligne Denis Maillard pour qui "elle élude des sujets vitaux comme le monde du travail post-covid, le rapport au travail, au temps. Il est difficile de vendre le monde du travail de demain si on peine à appréhender intellectuellement celui d’aujourd’hui."

Des politiciens moins intellos ?

D’une manière générale, si un intellectuel s’engage, c’est pour être écouté et pour influencer les décideurs politiques. Le fait qu’ils aient l’impression de prêcher dans le désert est aussi un élément qui peut expliquer leur prise de distance. Les nouvelles personnalités au pouvoir ou aspirant à l’être sont de moins en moins nombreuses à « avoir fait leurs humanités », à cultiver l’art du débat, de la confrontation d’idées avec des intellectuels. L’opposition ne se prive pas d’attaquer la majorité sur cet aspect. Dans une interview accordée au Point, Adrien Quatennens évoquait une "armée de droïdes avec un fichier Excel à la place du cerveau et une calculatrice à la place du cœur". Plus nuancé, le député RN de la Somme Jean-Philippe Tanguy décrit un groupe Renaissance avec une surreprésentation "d’élus issus du secteur privé avec une vision plus technique qu’intellectuelle".

La majorité semble posséder une vision plus technocratique qu'idéologique

Mais un regard sur la profession des députés au fil des législatures montre que, tous groupes confondus, les profils de spécialistes ou de techniciens prennent le pas sur les intellectuels. Les actuels membres du Palais-Bourbon sont donc moins enclins à porter le débat sur le terrain de la philosophie ou de la sociologie.

Un exemple est révélateur. Désormais, pour être investi, élu, puis influent, mieux vaut maîtriser l’art de la punchline sur les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux que de cultiver son esprit. Depuis les dernières législatives, Renaissance peut se reposer sur des personnalités comme Maud Bregeon et Prisca Thevenot qui se sont fait connaitre en ferraillant dans les "clashs" de CNews ou BFM avant de se faire élire dans les très macronistes Hauts-de-Seine. Leurs contradicteurs Insoumis, connus pour leur bagout, David Guiraud et Louis Boyard ont été parachutés dans des circo en or dans le Nord et dans le Val-de-Marne. Ils côtoient au quotidien leur ami Antoine Léaument qui se définit comme un "député Youtubeur". Le RN peut de son côté compter sur Julien Odoul, bretteur habitué aux polémiques télévisuelles. Même si des universitaires font partie de la relève, ils ne sont plus forcément ceux qui donnent le La dans le travail parlementaire. Résultat, les députés font moins appel aux intellectuels et ces derniers, connus pour leur pensée parfois complexe, ne se sentent plus forcément à leur place dans le monde politique. Désormais, la politique se fait plus sur TikTok que dans les colloques.

Lucas Jakubowicz

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