Fierté nationale, soutien présidentiel, ces dernières années, les licornes françaises ont été portées par des conditions d’investissement favorables et des politiques publiques enthousiastes. Mais 2023 marque la fin d’une période faste. Pourquoi les levées de fonds sont-elles devenues moins nombreuses dans la French Tech ?

En décembre 2023, Mistral AI, start-up française spécialisée dans l’intelligence artificielle générative, bouclait une levée de fonds de 385 millions d’euros, la faisant ainsi entrer dans le club des licornes tricolores. Au-delà du colossal montant levé, l’événement est d’autant plus étonnant qu’il y eut peu de levées de fonds en 2023. Après plus de dix ans de croissance du capital-investissement, 715 sociétés se sont partagé 8,3 milliards d’euros levés en 2023, soit une baisse de 38 % en valeur et de 3 % en volume, d’après le baromètre annuel EY.

Argent cher

Une situation qui s’explique par une anomalie des années post-Covid et la fin d’un cycle économique caractérisé par des taux bas et une inflation contenue. Porté par l’explosion du télétravail et les besoins naissants de transformation numérique, l’investissement dans la tech a connu un fort dynamisme jusqu’à fin 2022, puis la tendance s’est inversée. Avec l’augmentation des taux d’intérêt, l’argent est devenu de plus en plus cher, et donc pour les investisseurs, le coût d’opportunité de le dépenser a diminué. "Dans ce contexte, les acteurs du capital-investissement préfèrent allouer une plus grosse partie de leurs investissements à des placements moins risqués que des tours de table de start-up", explique Zoé Mohl. "Le château perd de son infrastructure", résume cette investisseuse en capital-risque pour Balderton, un fonds britannique qui compte dans son portefeuille des licornes européennes, dont Revolut.

Ce sont les tours de table supérieurs à 100 millions d'euros qui ont subi la plus grande dégradation avec une chute de 57% en valeur et de 55% en volume

Effondrement des valorisations

Phénomène miroir, les valorisations se sont effondrées et, avec elles, le cheptel de licornes. Ce sont les tours de table supérieurs à 100 millions d’euros qui ont subi la plus grande dégradation, avec une chute de 57 % en valeur et 55 % en volume d’opérations d’après l’étude d’EY. À l’inverse, les levées de fonds allant de 10 à 20 millions d’euros ont légèrement augmenté, de 1 % en valeur et 3 % en volume. Pour Zoé Mohl, la raréfaction des tours de table s’explique aussi par la baisse des valorisations. "Une start-up à qui on donne une valeur élevée dès sa série A ou B doit atteindre un niveau de valorisation supérieur pour réussir à lever des fonds par la suite, en série C ou en growth equity (plus de 100 millions d’euros, ndlr). Or les années passées, on a vu des tours de table en séries A ou B qui survalorisaient les sociétés dès leurs premiers cycles de financement. Avec le ralentissement de l’économie, elles vont devoir dépasser ces seuils de valorisation élevés dans un contexte qui les tire vers le bas." Un cercle vicieux, car ce sont justement les levées de fonds à six chiffres qui font naître des licornes.

Frilosité des investisseurs

Et pourtant les fonds sont là. D’après un rapport de l’AMF publié en 2024, le nombre de sociétés de gestion agréées a très peu évolué, passant de 708 à 702 entre 2021 et 2022. Parmi elles se trouvent de nombreux fonds d’amorçage, les plus susceptibles d’investir dans de nouvelles entreprises innovantes. Les grandes écoles, notamment, sont nombreuses à avoir récemment créé un véhicule destiné à investir dans les projets de leurs futurs anciens étudiants. C’est le cas de HEC, Polytechnique, l’Edhec, CentraleSupelec et, depuis peu, la Sorbonne. Sur les segments supérieurs, le marché n’est pas en reste. En témoigne l’annonce du lancement prévu pour 2024 d’un fonds de growth equity dédié à la tech par la banque d’affaires américaine Lazard et le fonds de capital-risque français Elaia.

Mais, malgré la forte concentration d’acteurs sur le marché, les tours de table sont moins nombreux. Stéphanie Hospital, fondatrice et CEO de OneRagtime, un fonds de capital-risque spécialisé dans la tech, alerte : "Il faut s’inquiéter de l’attentisme croissant du private equity. Les performances des fonds de venture capital sur les vingt dernières années sont bien plus élevées que celles des alternatives bancaires. Néanmoins, les investisseurs préfèrent placer leurs liquidités dans des produits bancaires, à 5 % de rémunération, c’est-à-dire en dessous de l’inflation. Certes, l’argent y est perçu comme étant protégé, mais il perd en valeur et, surtout, il profite moins à la société que s’il était injecté dans l’économie réelle via des opérations de capital-investissement."

"Les dispositifs mis en place en France, notamment par la BPI, garantissent un accompagnement qu'aucun autre pays européen n'offre dans le contexte actuel"

French Touch

Pourtant, dans cette brume qui entoure les levées de fonds, la France s’en sort bien. En Europe, l’Hexagone se retrouve une année de plus en deuxième position, derrière le Royaume-Uni, dans le classement des levées de fonds dans la Tech publié par KPMG. À noter, l’écart entre les deux pays se réduit, la perfide Albion ayant été davantage touchée par la chute des séries C et des tours de growth equity. Les pays scandinaves, l’Allemagne et le Benelux se partagent la suite du classement. La bonne résistance française s’explique notamment par l’efficacité des dispositifs mis en place ces dernières années pour encourager la création d’entreprises innovantes. Une stratégie nationale qui fait office de garde-fou pour Stéphanie Hospital : "Les dispositifs mis en place en France, notamment par la BPI, garantissent un accompagnement qu’aucun autre pays européen n’offre dans le contexte actuel." Et ce constat se vérifie. Les institutions publiques de soutien à l’investissement, tel Bpifrance, ont augmenté leurs investissements de 6 % en 2023, contre une diminution de près de 5 % pour les fonds de private equity. Une hausse qui a permis d’amortir la raréfaction de l’offre de financement.

Transition énergétique, la valeur refuge

Tous les secteurs n’ont pas vécu la diminution des levées de fonds de la même manière. Ainsi, les start-up qui répondent aux grands enjeux de transformation, tels que la transition énergétique ou l’IA générative, ont réussi à collecter des montants importants. C’est le cas de Verkor, start-up spécialisée dans la production de batteries électriques, qui a réalisé le plus beau tour de table de l’année en dépassant les 2 milliards d’euros. Plus récemment, Electra, à l’origine d’un réseau européen de recharge rapide pour véhicules électriques, a levé 304 millions d’euros en janvier 2024. Un succès caractéristique des greentech spécialistes de la mobilité. Le secteur occupe la première place avec 2,5 milliards d’euros levés en 2023, en progression de 188 %. Mistral AI (qui a réalisé le deuxième plus beau tour de table de l’année, valorisant la société à plus d’un milliard) illustre la bonne résistance des sociétés de logiciels ou autres services informatiques. À l’inverse, les fintech ont vu leurs levées chuter de 81 %, de même pour les solutions de marketing – Martech – ou de ressources humaines, qui ont subi une baisse respective de 90 % et 85 %.

Bonne recette

Secteur, origine géographique, profils des investisseurs, à quoi doivent se raccrocher celles qui veulent continuer à croître ? Pour Élise Erbs, directrice financière d’Electra, dont la société a levé 600 millions d’euros en moins de trois ans, "il faut un produit et un marché. Il est primordial de maîtriser parfaitement sa technologie. L’équipe doit être solide et rodée aux levées de fonds. Parler le même langage que les fonds d’investissement fait aussi la différence. Et il faut surtout garder à l’esprit qu’on ne réussit jamais seul, avoir les bons conseils et un bon réseau est indispensable". Dans le cas d’Electra, si la société bénéficiait d’un environnement propice à l’infratech, les actifs d’infrastructure étant vus comme des valeurs refuges dans un contexte incertain, le secteur a pourtant connu une bulle.

Au cours des six derniers mois, les investisseurs ont freiné leur implication en raison du temps long des rendements du secteur infra, incompatible avec des besoins de liquidités croissants. Malgré cela, la start-up a réussi un tour de plus de 300 millions d’euros, un bon signal pour toutes les potentielles futures licornes. En dépit de la volatilité des effets de mode et des bouleversements, facteurs impondérables, lever des fonds reste possible.

Céline Toni

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