Le père crée, le fils maintient et le petit-fils dilapide. L’adage est bien connu du monde économique. Pourtant, peu d’études permettent de le confirmer ou de l’infirmer. Qu’en est-il vraiment ? Les petits-enfants d’entrepreneurs ont-ils réellement plus de mal à reprendre le flambeau que leurs parents ?

En début d’année, la gouvernance de Clarins évoluait pour faire place à deux trentenaires issues de la troisième génération de Courtin-Clarins. Virginie devenait directrice générale aux côtés du président-CEO Jonathan Zrihen et de son oncle Olivier, également directeur général. Tandis que sa cousine Prisca endossait le rôle de présidente du comité de surveillance. Une transition tout en douceur pour le groupe de cosmétiques – numéro 1 du soin en Europe – fondé en 1954 par Jacques Courtin puisque les deux petites-filles de l’entrepreneur occupaient déjà des rôles au sein de la maison. La success story Clarins n’est pas unique en son genre puisque d’autres groupes – tels que Mulliez, Opinel, Peugeot (devenu Stellantis après un mariage avec FCA) et Yves Rocher pour ne citer qu’eux – démontrent depuis plusieurs décennies la capacité des entreprises familiales à perdurer.

Adage international

Ces réussites semblent faire mentir un adage bien connu du monde économique qui veut que le père crée, le fils maintienne et le petit fils dilapide. Sous-entendant que la deuxième génération surferait sur le succès du fondateur quand la troisième, née avec une cuillère en argent dans la bouche, se montrerait oisive, finissant par mettre fin à l’aventure entrepreneuriale familiale. Cette malédiction dite de la troisième génération ne toucherait pas seulement les maisons hexagonales. On trouve la même idée dans d’autres langues, comme le brésilien ("père riche, fils noble, petit-fils pauvre"), l’anglais ("de sabot à sabot, il n’y a que trois générations") ou encore le chinois ("la fortune ne survit jamais à la troisième génération").

Sujet peu étudié

Les études sur le sujet sont peu nombreuses. L’une d’elles date des années 1980 et porte sur un échantillon d’entreprises manufacturières de l’Illinois. Les chercheurs, qui ont estimé qu’une génération correspondait à une trentaine d’années, ont classé les entreprises par groupes pour déterminer leur longévité et leur capacité à passer à la génération suivante. Résultat : un tiers des entreprises familiales atteignaient la deuxième génération et 13 % la troisième. À première vue, le cap de la troisième génération incarnerait une sorte de juge de paix, que peu d’entreprises se montreraient capables de franchir.

Les maillons de la chaîne générationnelle doivent rester complémentaires pour que l'adage ne devienne pas réalité 

Une longévité supérieure

Mais ces résultats sont à mettre en perspective avec la longévité des entreprises en règle générale. En 2018, McKinsey indiquait que, depuis 2010, une entreprise du S&P 500 avait une espérance de vie de 14 ans, contre 90 en 1935 ; et que la tendance ne faisait que s’accentuer. Ces sociétés cotées ne passeraient pas facilement le palier virtuel de la troisième génération. Au contraire, les groupes familiaux auraient une durée de vie plus longue. Ils limiteraient la casse pendant les crises grâce à leurs valeurs, à l’attachement de leurs salariés pour l’entreprise ou encore parce qu’ils bénéficient d’un capital sympathie de la part de leurs clients. La malédiction de la troisième génération voudrait que celle-ci dilapide l’argent gagné par ses prédécesseurs. Or, les études montrent que les familles riches tendent à le rester quand les plus pauvres restent pauvres. Selon les calculs de Gregory Clark, économiste à l’Université de Californie, il faut entre 10 et 15 générations, soit entre 300 et 450 ans, pour constater une régression financière "vers la moyenne" au sein des familles aisées.

Des atouts indéniables

En France, une historienne s’est penchée sur la question de la troisième génération, en prenant le cas de grandes entreprises familiales lyonnaises à la fin du XIXe siècle. Bernadette Angleraud s’est interrogée sur le rôle des trois premières générations dans le développement de ces sociétés. "Loin de répondre à un principe qui voudrait que la première génération crée l’entreprise, la seconde la développe et la troisième la ruine, on constate que la réussite et la pérennité de la firme dépendent de la complémentarité entre ces trois maillons de la chaîne dynastique, note l’agrégée et docteure en histoire dans un article publié en 2004. La génération des fondateurs allie inventivité et intuition économique mais manque d’assise technique, la génération des héritiers apporte à l’édifice un savoir-faire technicien qui permet à la firme de se développer dans un contexte plus concurrentiel. La troisième génération, quant à elle, fait bénéficier l’affaire familiale de ses compétences scientifiques et d’un réseau relationnel qui permettent d’imposer la dynastie entrepreneuriale sur un plan tant économique que social."

Pas de fumée san feu

Le passage à la troisième génération serait-il alors un non-sujet ? "S’il y a un adage, c’est qu’il y a quelque chose derrière, estime Laurent Allard, associé et co-gérant chez Family & Co, cabinet de conseil aux actionnaires et entreprises familiales. La deuxième génération est très souvent biberonnée par le fondateur au projet de l’entreprise alors que la troisième ne l’a pas forcément bien connu et peut être composée de différentes fratries qui elles-mêmes ne se connaissent pas toujours très bien, avec des individus souvent plus nombreux et aux aspirations diverses." Et d’ajouter : "Les gens doivent apprendre à se connaître, à devenir des actionnaires et pour certains parfois à jouer un rôle très direct dans la gouvernance ou l'entreprise. Il y a donc bien un sujet. C’est à un collectif, aux membres de ces différentes fratries, de faire mentir l’adage ensemble."

"La troisième génération fait bénéficier l'affaire familiale de ses compétences académiques et de son réseau"

Responsabilité du patriarche

Mais tout ne repose pas sur les épaules des plus jeunes. La capacité d’un entrepreneur à préparer sa succession est aussi le gage que celle-ci se déroulera dans les meilleures conditions, évitant aux générations suivantes d’aller dans le mur. "Passer la main en subsidiarité et donner les moyens de réussir est un tournant pour un fondateur, rappelle Marie-Noëlle de Pembroke, présidente fondatrice de Pembroke Family Office. L’anticipation se joue au cœur des familles : préparer tôt les adultes de demain sur le terrain de l’entreprise, dans la confiance et la cohésion familiale où peuvent se révéler les talents. Travailler avec les jeunes les valeurs transmises et intégrer leur vision leur ouvre des voies de réalisation." 

La dirigeante se souvient d’une jolie tournure de phrase choisie à l’occasion de l’enterrement d’un patriarche français qui avait su passer le flambeau : "Il éclairait sans éblouir." Tout est là. La cohésion est également un sujet pour Laurent Allard qui prône la rédaction de chartes de familles ou d’actionnaires pour les troisièmes générations. "On y explicite pourquoi on souhaite rester ensemble, les objectifs que l’on se fixe pour l’entreprise et les moyens d’y parvenir", indique le co-gérant de Family & Co qui sait bien de quoi il parle pour avoir présidé une entreprise familiale en qualité de représentant de la quatrième génération avant que celle-ci ne soit cédée.

Céder n’est pas dilapider

Car vendre une entreprise ne consiste pas inéluctablement à dilapider l’héritage, cela peut aussi être une manière de lui donner une seconde vie. De la même façon, une famille peut décider de rester actionnaire de son entreprise mais passer la main à une direction qui ne serait pas issue du même arbre généalogique. Ce qui ne constitue pas, là non plus, un échec. Certaines familles japonaises ont trouvé la parade en combinant un peu des deux mondes. Leur technique ? Adopter les dirigeants opérationnels mis à la tête de leur firme afin que celle-ci continue à être emmenée par un patron du même nom.

D’où une proportion d’adoptions d’hommes adultes importante au pays du Soleil levant. Les futurs actionnaires actifs et dirigeants ne doivent pas non plus négliger la nécessité de se former. "C’est primordial pour un choix averti, décidé en pleine liberté, et pour devenir légitime. Les formations dédiées aux associés familiaux répondent à leur besoin d’échanger entre eux", souligne Marie-Noëlle de Pembroke, membre de l’Institut français des administrateurs (IFA) qui dispense ce type de formations. Les conseillers avec un regard extérieur – tels que les administrateurs indépendants – s’avèrent également nécessaires afin d’aider les actionnaires à prendre les décisions les plus objectives possible. Autant de leviers à actionner pour perdurer. Certaines entreprises familiales atteignent des records en la matière. C’est le cas des membres de l’association des Hénokiens, qui regroupent les entreprises familiales et bicentenaires. Parmi les 52 affiliés : la famille Hoshi, aubergiste depuis 718 au Japon. Qui dit mieux ?

Olivia Vignaud

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