Multi-administrateur de fondations et de fonds de dotation, ancien directeur du département de droit des associations chez EY, l’avocat aux mille engagements a voué sa carrière à la philanthropie. Selon lui, les mécènes sont plus motivés par l’altruisme que par des coups de pouce fiscaux.

Décideurs. Comment se porte la philanthropie en France ? Dans quelle mesure le droit la favorise-t-il ?

Philippe-Henri Dutheil. Notre pays bénéficie de la fiscalité de la philanthropie la plus favorable au monde. Un constat corroboré par de nombreuses études internationales. Quand un donateur verse 100 euros, l’État lui refait un chèque de 66 euros. La philanthropie française dispose d’une palette d’une douzaine d’outils fiscaux favorables aux mécènes et aux opérateurs. Parmi eux, les associations de loi 1901, les fondations abritées, d’utilité publique, sectorielles (universitaires, hospitalières...). Citons encore, le fonds de donation, ovni juridique importé des États-Unis pour les besoins de la création du Louvre Abu Dhabi.

Pendant longtemps, mécènes et philanthropes se sont contentés de subventionner telle association ou telle ONG. Aujourd’hui, ils veulent suivre les actions qu’ils financent et ont demandé pour ce faire un outil opérationnel. Ce qui a fait le succès du fonds de dotation et de la fondation d’entreprise.

De quelles critiques souffre le système philanthropique français ?

Ce dispositif fiscal fait dire à d’aucuns, avec une pointe d’humour ou d’ironie, mais au final de réalisme, que le plus grand mécène de France est l’État. Rappelons toutefois que le budget de l’État est principalement alimenté par l’impôt des contribuables. Le débat s’illustre avec les polémiques autour des réductions fiscales dont a bénéficié la Fondation Vuitton de Bernard Arnault, dont le coût de construction est estimé à plus de 800 millions d’euros. Polémique dont s’est extrait François Pinault, homme d’affaires à la tête du groupe Kéring, en n’appliquant pas la réduction d’impôt sur les centaines de millions dépensés pour la transformation de la Bourse de commerce de Paris qui accueille désormais la collection d’art du milliardaire. Une polémique qui a eu des répercussions positives sur la restauration de Notre-Dame de Paris : les deux hommes d’affaires ont annoncé ne pas opter pour les réductions d’impôts auxquelles leur don fait droit.

D’autres pointent les montants colossaux collectés aux États-Unis. [En 2015, en France, 7,5 milliards d'euros de dons ont été enregistrés d'après France Générosités contre 373 milliards de dollars aux États-Unis d'après Giving USA*. Ce qui représente environ 111 euros par habitant français, contre plus de 1 000 euros par habitant américain, NRDL.] Les spécificités politiques de chaque nation expliquent un tel écart. La France finance les services publics, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis. La logique philanthropique y est différente.

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Quelles sont les motivations des philanthropes ?

Il faut se défaire de l’espèce de fantasme selon lequel le levier de la philanthropie réside dans le régime fiscal de faveur français. Toutes les études montrent que c’est un élément non négligeable de la générosité du philanthrope certes, mais qui n’est jamais le premier. Je l’ai moi-même constaté auprès d’un grand nombre de mécènes. Nous devions souvent rappeler à nos clients au cours de nos réunions qu’ils pouvaient optimiser leur don. Et, souvent, ils répondaient que ça ne les intéressait pas.

J’ai aussi rencontré des dirigeants de PME qui ont décidé, en accord avec leurs enfants, de donner la totalité des parts de leur patrimoine. Le don est souvent lié à l’histoire familiale, par exemple la perte d’un proche à cause d’une maladie. L’acte de générosité c’est un coup de cœur.

Que répondez-vous aux accusations de social washing selon lesquelles la philanthropie permet de se racheter une image ?

Selon moi, l’essentiel est que les mécènes donnent de l’argent qui permet de financer des projets d’intérêt général. Attention, cela ne signifie pas qu’il faille accepter de l’argent de barons de la drogue ou de la traite des blanches. Toutefois, je pense qu’il faut se détacher de l’espèce de pudeur qui accompagne la théorie du social bashing. Tant mieux si un particulier qui a gagné beaucoup d’argent pendant sa vie veut se donner bonne conscience par le don.

Et que pensez-vous de l’altruisme efficace (gagner plus pour donner plus) et de ses dérives, à savoir encourager un modèle de société où les riches peuvent accumuler des fortunes – avec le creusement des inégalités sociales inhérent – tant qu’ils donnent ?

C’est un débat récurrent depuis quarante ans. Il ne faut pas se tromper d’enjeu. Le secteur associatif n’a pas la prétention de bouger les lignes politiques. Le combat contre l’ultralibéralisme doit sortir du champ de la philanthropie. Je ne suis pas dupe des chefs d’entreprise ou des grandes entreprises mécènes qui ne sont pas des modèles de vertu. Certes, le libéralisme a occasionné des dégâts humains considérables autant au moins qu’il a apporté des développements sociaux et sanitaires – et il faut changer de modèle économique. Mais est-ce une raison pour refuser que des pans entiers de l’économie française deviennent mécènes ou philanthropes ? Je ne le pense pas. En revanche, le secteur doit se montrer vigilant pour ne pas devenir otage. C’est à chaque association de mettre son éthique en face de ceux qui la financent, et ne pas se laisser acheter ou, cas d’école extrême, ne pas contribuer à du blanchiment de capitaux.

La société française a-t-elle la capacité de se priver de la philanthropie ?

Qu’il s’agisse des défis relatifs au logement, à la fracture sociale, de reconstruction du lien social, non, la France ne peut se passer de l’économie solidaire et sociale. L’association est un modèle d’organisation démocratique qui apprend aux gens à se responsabiliser et à donner du temps, qui suppose l’altruisme et l’égalité. On peut toutefois s’inquiéter de voir des pans entiers de politiques publiques et régaliennes qui ne peuvent plus être pris en charge par l’État. Les scandales des Ehpad sont symptomatiques.

N'y a-t-il pas quelque chose de dérangeant dans le fait de laisser indirectement à l’initiative privée le soin de décider ce qui doit être financé ou non ?

Quand Bill Gates décide de financer la lutte contre les maladies endémiques africaines, tout le monde applaudit. Jusqu’au moment où les gens s’aperçoivent que son budget dépasse celui de l’OMS. Et l’OMS de tenter d’expliquer qu’en dépit des miracles de la fondation Gates en Afrique, cet argent aurait pu être affecté ailleurs. Ce à quoi Bill Gates répond que c’est son argent et qu’il en fait ce qu’il veut. Une situation contre laquelle de nombreux intellectuels se sont insurgés. Le débat existe aussi en France. Lorsque l’État accorde une réduction d’impôt au titre d’un mécénat, c’est un manque à gagner pour son budget. Des finances dont il ne décide pas l’affectation. Pensez au montant de la réduction d’impôt accordée pour la fondation Louis Vuitton. Un montant que le ministère de la Culture aurait pu employer autrement. Chez les décideurs politiques, l’idée de ne rendre éligibles au bénéfice du régime fiscal que certains secteurs prioritaires fait son chemin. Le débat existe, par exemple, pour la restauration des églises que certains souhaitent quand d’autres considèrent qu’elle n’est pas nécessaire. Ces édifices ne constituant pas selon eux le patrimoine emblématique du pays – même en dehors de toute considération religieuse. Quand on demande à l’État d’arbitrer, il ne le peut pas : il est obligé d’appliquer la loi et d’accorder des réductions d’impôts sur des politiques, prioritaires ou pas.

Propos recueillis par Anne-Laure Blouin

* Interview d’Anne Monier dans Libération - Notre-Dame : “Contrairement à la France, la philanthropie américaine est très internationalisée” 

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