Laure Bereni, sociologue et directrice de recherche au CNRS, a enquêté pendant une dizaine d’années sur la gestion de la diversité dans les grandes entreprises en France et aux États-Unis. Ses entretiens et recherches ont abouti en janvier à la publication d’un livre, Le management de la vertu. Elle nous en expose les principaux thèmes.

Décideurs. De quand date la notion de management de la diversité ? 

Laure Bereni. Dans les années 1980, les États-Unis connaissent une période de backlash (contrecoup) vis-à-vis des politiques d’égalité des chances menées depuis une décennies dans les entreprises. Afin de pérenniser les programmes mis en place, des consultants construisent un nouveau discours. Si les politiques pour une meilleure représentation des minorités ne changent pas substantiellement, elles sont requalifiées. On ne parle plus d’égalité des chances mais de diversité et surtout les mesures s’avèrent dorénavant justifiées pour leur impact sur la performance économique. 

Comment les premières thèses ont-elles été développées et accueillies ? 

Les premiers consultants ont écrit dans des journaux de management, comme la Harvard Business Review, des articles permettant de démontrer l’intérêt économique du management de la diversité. Leur rhétorique a rencontré un vif succès et, à partir des années 1990, un véritable marché s’est constitué autour de la diversité (formations, prestations d’accompagnement, etc.). Le contexte y est pour beaucoup. Si la croissance économique était au rendez-vous, les incertitudes s’avéraient nombreuses concernant la main-d’œuvre (davantage de féminisation et de représentants de minorités ethniques sur le marché du travail), mais aussi concernant les risques de réputation avec les procès intentés contre de grandes entreprises, comme Coca-Cola, pour discrimination.

Comment la France en est-elle arrivée à suivre le mouvement ? 

Dans les années 2000, la France connaît un renforcement du droit antidiscriminatoire. Plusieurs lois sont promulguées et une institution dédiée, le Défenseur des droits, est créée. Et, là aussi, des procès viennent menacer l’image de certains groupes. C’est dans ce cadre que Claude Bébéar (président d’honneur d’Axa, NDLR) mobilise, via son think tank l’Institut Montaigne, des experts sur le sujet. Il en ressort une série de rapports en 2004 qui introduisent la notion de diversité dans l’espace public. Là encore, celle-ci se trouve justifiée par les intérêts économiques. Claude Bébéar est également à l’origine de la charte diversité, signée par trente grands patrons. Au début, ce concept connaît des résistances dans le monde des affaires français. Mais, à mesure que la dimension ethnique qu’elle comporte disparaissait au profit de l’égalité hommes-femmes et du handicap, le management de la diversité commence à être adopté par les entreprises.

Pourquoi ? 

Les politiques publiques françaises sont particulièrement ambitieuses et prescriptives sur ces deux sujets depuis les années 2010. Alors que ce qui a trait aux discriminations liées à l’origine, c’est-à-dire aux descendants d’immigrés, continue de susciter de la gêne et ne fait pas l’objet d’une lutte similaire à celle pour le droit des femmes ou des personnes handicapées. Quand la gauche s’intéresse aux discriminations, elle parle plutôt de discriminations liées à l’origine sociale ou aux territoires mais quasiment pas d’origine ethnique. À l’inverse des États-Unis, les minorités, auxquelles appartiennent une plus grande partie de la population, font l’objet de politiques extrêmement volontaristes depuis les années 1960. La lutte contre le racisme est un sujet fédérateur pour la gauche outre-Atlantique. D’où le fait que cette problématique soit davantage prise en compte par les Américains.

Ce qui a un impact sur les profils de managers de la diversité, écrivez-vous... 

Tout à fait. Aux États-Unis, le fait d’appartenir à une minorité ethnique ou d’être une femme blanche est perçu comme une qualité pour endosser ce rôle. En choisissant ces profils, les grandes entreprises signalent leur préoccupation pour le sort des femmes et des minorités. Les Américains tendent à penser que les personnes ayant ces caractéristiques feront mieux le lien et défendront mieux les minorités que les autres. En France, c’est tout l’inverse. Même si ce n’est pas explicite, les échanges informels que j’ai pu avoir montrent que le fait d’être un homme blanc est considéré comme un atout pour l’exercice de la fonction de manager de la diversité. Ne faisant pas partie d’un groupe minoritaire, ils sont considérés comme plus légitimes et mieux écoutés que leurs homologues féminines, et ne seront pas suspectés de travailler pour des intérêts particuliers.

"Les moyens des managers de la diversité ne sont pas suffisants pour changer réellement les organisations"

Pourtant, même en France, davantage de femmes occupent les postes de managers de la diversité. Y a-t-il un paradoxe ? 

C’est effectivement le cas. Tout comme les RH ou la RSE, les responsables de la diversité font partie des fonctions dites soft dans lesquelles on retrouve majoritairement des femmes. Mais, en moyenne, les hommes qui exercent cette fonction s’avèrent mieux payés. 

De quels moyens disposent les managers de la diversité ? 

De moyens très limités qui ne sont pas suffisants pour changer réellement les organisations. Dans les grandes entreprises que j’ai étudiées, les budgets tournaient autour de quelques centaines de milliers d’euros. Ce n’est rien par rapport à l’ampleur de la tâche. Plus encore, les managers sont entourés de petites équipes. Leurs services agissent à travers des instruments de communication et leurs actions reposent essentiellement sur la conviction. En outre, les budgets sont constamment renégociés au gré d’éléments exogènes. Par exemple, lors du meurtre de George Floyd, les entreprises américaines ont dû faire état de politiques plus ambitieuses pour lutter contre les discriminations raciales. Dans ces conditions, on peut se demander qui croit vraiment que diversity means business

Y croyez-vous ? 

Je pense que l’apparence de la diversité est bonne pour les affaires. Ce constat ne remet pas en cause la motivation, qui est réelle, des managers de la diversité. Mais, pour beaucoup de dirigeants et managers, la diversité est avant tout une question de communication qui n’a pas nécessairement vocation à transformer le cœur du business. Les études sur l’impact économique de la diversité sont très contrastées. Les programmes visent à montrer aux investisseurs, aux agences de notation, à l’État et aux talents cette bonne volonté d’appliquer les principes vertueux d’inclusion. Or, il faut s’interroger sur le fossé qui existe entre la place centrale que prend le discours sur la diversité et la réalité des moyens qu’on lui alloue. On peut même se demander si la mise en place de procédures ne permet pas finalement de désarmer les critiques et de se dédouaner quand il y a un problème. Il faudrait peut-être arrêter de dire que la diversité permet la performance et se rappeler pourquoi il faut de la diversité en dehors de considérations économiques.

"Les politiques de diversité sont extrêmement élitistes"

Vous écrivez que les politiques de diversité touchent surtout les minorités proches du haut management. Un état de fait qui peut biaiser la perception que l’on a de l’efficacité des mesures au sein d’un groupe. 

Tout à fait. Les politiques de diversité sont extrêmement élitistes. Leur principal objectif consiste à faire apparaître des profils sous-représentés dans les hautes instances de l’entreprise. Par exemple, le mentorat pour les femmes à haut potentiel ne s’adresse qu’à une étroite minorité sur des milliers de salariées dans les grands groupes. Je ne dis pas que ces politiques n’ont pas d’effets mais elles continuent de laisser dans l’ombre les autres femmes.

Il ressort de votre analyse que les managers de la diversité doivent en permanence gérer la frontière entre société et économie. Pouvez-vous nous expliquer cette contrainte ? 

Les responsables de la diversité sont pris dans des contradictions. Leur mandat professionnel les pousse à traverser la frontière entre l’entreprise et la société, à traduire des problématiques sociétales au sein de l’entreprise. Dans le même temps, ils doivent en permanence réaffirmer la frontière entre les deux pour ne pas être suspectés de jouer le cheval de Troie qui fait entrer des éléments politiques et moraux dans une enceinte où ils n’ont rien à faire. Le sujet de la diversité reste sensible et difficile à aborder. Les entreprises se présentent comme des acteurs du bien commun et prônent le capitalisme responsable mais, dans la pratique, on voit bien le caractère problématique de l’appropriation de ces enjeux de société. D’où l’importance des pressions du droit, des politiques publiques et même des mouvements sociaux, qui constituent des leviers pour maintenir l’importance de la diversité et de l’inclusion dans les entreprises.

Propos recueillis par Olivia Vignaud 

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