Déchiré par la guerre, le Yémen sombre dans l’anarchie et la faim. Pendant ce temps, la communauté internationale semble peu pressée de conclure la paix. Zoom sur un conflit sanglant et méconnu avec le journaliste Romain Molina.

Décideurs Magazine. Vous êtes journaliste d’investigation spécialisé dans le sport. Pourquoi vous intéresser au Yémen ?

Romain Molina. En 2019, je suis allé suivre la sélection saoudienne qui disputait un match à domicile contre le Yémen. Dans l’hôtel de l’équipe yéménite, j’ai réalisé que les joueurs portaient les espoirs d’un pays très peu connu. La délégation fourmillait de responsables gouvernementaux et militaires. Ce qui est normal puisque le sport le plus populaire du monde est éminemment politique. Ils ont commencé à me parler de leur pays, de la situation de guerre. C’est à ce moment-là que l’idée d’écriture est née.

J’ai travaillé comme habituellement c’est-à-dire en enquêtant, interviewant, regroupant les sources. L’ouvrage a été corédigé avec ma consœur yéménite Buthaina Faroq, sans qui rien n’aurait été possible.

Quelle est la genèse du conflit ?

Pour schématiser, durant la guerre froide, le pays était divisé en deux. Puis il s’est réunifié sous la houlette d’Ali Abdallah Saleh, un militaire illettré, amateur de whisky mais capable de s’assurer la fidélité de toutes les tribus composant le pays. Un homme habile qui a notamment utilisé la "menace Al Qaida" pour extorquer des millions de dollars aux États-Unis.

Victime de la révolution arabe, Saleh a été contraint de s’exiler en 2011. Pour retrouver le pouvoir, il s’est allié avec les Houthis, groupe qu’il a persécuté pendant des années. Ceux-ci sont passés à l’offensive. En septembre 2014, ils se sont emparés de la capitale Sanaa et ont gardé le pouvoir pour eux.

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Vous mentionnez les Houthis. Ils occupent une place centrale dans le conflit. Qui sont-ils ?

Il s’agit d’une organisation politico-religieuse d’obédience zaïdite, une branche du chiisme, dont le fief se situe dans la province de Saada enclavée dans le nord du pays. Historiquement, ils ont été réprimés par le colonel Saleh qui s’est ensuite allié à eux pour tenter de reprendre le pouvoir. Désormais, ils occupent la capitale, gouvernent une partie du pays, détournent de l’aide humanitaire et sont soutenus par l’Iran. Ils ont développé un fort réseau de propagande inspiré du Hezbollah libanais.

En mars 2015 survient l’opération Tempête décisive qui envenime tout. Que s’est-il passé ?

Pour les Saoudiens et, dans une moindre mesure, pour les Émirats arabes unis, il était inacceptable d’avoir un régime chiite soutenu par l’Iran présent dans la péninsule. Leurs armées ont donc lancé une série de raids de bombardement du pays. Officiellement, l’objectif est de rétablir le président légitime Hadi. Mais au Yémen, tout est compliqué. Et des unités de l’armée loyaliste ont-elles aussi été bombardées. Depuis 2015, les raids se poursuivent, le pays est en plein chaos.

En lisant votre ouvrage, on a le sentiment que cette guerre contente tous les protagonistes qui n’ont aucun intérêt à ce qu’elle cesse…

C’est très cynique mais c’est vrai. Personne n’a intérêt que la guerre s’arrête. Les Houthis se renforcent et contrôlent une partie du pays et de ses ressources. Pourquoi signeraient-ils un accord qui pourrait affaiblir leur position ? L’Iran, principal soutien des Houthis, dépense fondamentalement peu en menant une opération low cost qui permet au régime des mollahs d’être implanté dans la péninsule arabique et d’affaiblir l’Arabie saoudite, autre puissance régionale. Cette dernière peut, quant à elle, utiliser son matériel militaire acheté à grand frais et jouer au gendarme régional. Il en est de même pour les Émirats arabes unis qui voient avec un malin plaisir la monarchie saoudienne s’enliser.

Le gouvernement officiel yéménite touche l’aide internationale sans rien faire. Les ONG, l’ONU lèvent des millions d’euros et font du business, une grande partie de l’aide est détournée et de nombreux responsables sont corrompus, ce qui est un scandale dont les médias parlent trop peu. Les occidentaux en profitent pour écouler des armes, notamment la France qui est un fournisseur important pour les Saoudiens et les Émiratis. Bref, tout le monde est content, mis à part les principaux concernés, à savoir le peuple yéménite.

"Des accords entre l'armée émiratie et Al Qaida ont été signés dans les locaux de Total au Yémen"

La France semble jouer un rôle central dans le conflit. Comment l’expliquer ?

Les liens entre la France et le régime de Saleh étaient historiquement forts. Le colonel a été reçu à de nombreuses reprises par François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Les dirigeants du régime ont investi dans l’immobilier de luxe à Paris et ont noué des liens avec les responsables politiques de l’Hexagone. Dans les années 1980, des gisements de pétrole ont été découverts et ils sont exploités par Total qui est présent en force dans le pays, loin devant les autres majors. Total et l’Élysée suivent donc la situation de près et se mêlent indirectement au conflit.

Comment ?

D’abord en vendant des armes aux participants à Tempête décisive. Mais aussi en prenant part directement au conflit. Un exemple est frappant et illustratif. Le Yémen étant en pleine déliquescence, Al Qaida a tenté d’avancer ses pions. En avril 2015, le groupe a pris sans coup férir la ville d’Al Mukala. Peu habitués à gérer une ville, plus à l’aise dans les campagnes, ils ont passé un deal avec l’armée émiratie : ils se retirent en bon ordre, les Émiratis reprennent la ville sans trop de combats, chacun garde ses forces. Où a été conclu le deal ? Dans les locaux de Total au Yémen. L’affaire a été révélée par la journaliste Maggie Michael qui a obtenu le prix Pulitzer grâce à son enquête.

"20% de la population est déplacée, plus de 2 millions d'enfants souffrent de malnutrition"

La France via Total corrompt toutes les parties prenantes présentes au Yémen pour garder sa position. C’est d’ailleurs pour cela que notre pays est hostile à un Yémen fédéral car, pour reprendre une blague qui circule dans les milieux diplomatiques, cela augmenterait les frais de corruption.

Quel est le bilan de la guerre ?

Faute de données précises, le nombre de morts est difficile à estimer. Pour vous donner quelques chiffres, début 2023, le Yémen compte environ 30 millions d’habitants. 20 % de la population est déplacée, plus de 2 millions d’enfants souffrent de malnutrition, 80 % de la population a besoin d’aide humanitaire. C’est sûrement la pire situation aujourd’hui sur le globe.

Pourtant, la situation ne fait pas la une des médias du globe. Pourquoi ?

Le Yémen c’est loin, c’est compliqué à comprendre. Il n’y a ni méchants ni gentils, la situation est enlisée. Aucune partie prenante ne communique car personne n’a les mains propres.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

Yémen, les guerres des bonnes affaires : Al Qaida, Total et Onu, pillages organisés, de Romain Molina et Buthaina Faroq, Exuvie éditions, 343 pages, 23 euros.

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