Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon ou Éric Zemmour draguent sans vergogne les amateurs de jeux-vidéo. Une stratégie qui permet en réalité de s’adresser à une cible beaucoup plus large…

Vendredi 3 juin, Palais de l’Élysée. Un public inhabituel est accueilli en grande pompe par Emmanuel Macron. À quelques jours du premier tour des élections législatives, le président de la République consacre plusieurs heures d’un agenda surchargé à choyer des jeunes gens vêtus de sweat-shirts, de baskets et affublés de noms étranges : ZeratoR, Ceb, Kayane ou Kameto. Il s’agit de la fine fleur de l’e-sport tricolore qui disputera le lendemain à Bercy la TrackMania Cup.

"Macroniser" l’e-sport

Dans son discours, le président réélu appelle à lancer une "nouvelle ère pour vous reconnaître, pour vous aider à vous structurer, à avancer, à progresser. On peut créer énormément de valeur pour le pays si on sait collectivement organiser l’e-sport." Durant plusieurs heures, il draguera de manière peu subtile les champions du secteur. Au point que les amateurs de jeux vidéo se déchaîneront sur les réseaux sociaux pour déplorer l’instrumentalisation de leurs figures de proue. Notamment la plus célèbre, ZeratoR, Adrien Nougaret à l’état-civil. Ce dernier sera même contraint de se justifier publiquement. Au micro de France Inter et sur son compte Twitter frôlant le million d’abonnés, il déclarera s’être rendu à l’Élysée pour "développer notre secteur" et non dans un but de "récupération politique".

Il n’empêche qu’en organisant cette visite, Emmanuel Macron avait sans doute une petite idée derrière la tête. "Il a voulu institutionnaliser l’e-sport, notabiliser les champions, montrer que la discipline incarne une forme de macronisme qui se caractérise par le goût pour la tech, le culte du dépassement et de la compétition", estime Olivier Mauco, président de l’agence Game in society et chercheur en sciences politiques spécialisé dans les jeux vidéo. Chercher la voix des geeks grâce à l’e-sport est une technique intelligente qui permet au chantre de la "start-up nation" de s’adresser à un public très courtisé mais très particulier.

Jean-Luc Mélenchon, le précurseur

Selon Olivier Mauco, plusieurs signes distinctifs permettent de qualifier "l’électorat gamer" : il est jeune, masculin, s’informe davantage sur les forums que dans les médias officiels et cultive un goût pour l’irrévérence. C’est pourquoi il est ciblé par les partis politiques qui se déclarent antisystème. Poussé par une partie de son entourage, notamment son conseiller en communication digitale Antoine Léaument, parachuté avec succès dans l’Essonne, Jean-Luc Mélenchon s’est très tôt mis à la tâche.

Lors de la présidentielle de 2017, il a développé avec succès une stratégie destinée à cette communauté. Des internautes pro-Mélenchon ont commencé à chanter les louanges de leur candidat sur des espaces tels que le Forum BlaBla 18-25 ans, hébergé sur jeuxvideo.com. Le leader Insoumis a également visité une école de jeux vidéo. L’occasion pour lui de "clouer le bec à ceux qui méprisent le jeu (…) un instrument magique de formation et de culture" qui doit "devenir une industrie de pointe de la patrie".  Ses soutiens ont également développé Fiscal Kombat, parodie du célèbre Mortal Kombat, ou lancé les premiers meetings en hologrammes. Quelques figures bien connues des gamers se sont engagées à ses côtés. C’est notamment le cas d’Usul devenu de plus en plus politisé, au point d’animer désormais une chronique vidéo sur Médiapart.

Le forum Blabla 18-25 ans du site jeuxvidéo.com est une cible de choix pour Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour

Cinq ans plus tard, le chef de file de la gauche tricolore a continué de creuser son sillon. Durant les périodes de confinement, il a déploré que les magasins de jeux vidéo ne soient pas considérés comme des commerces essentiels alors qu’ils constituent "la première industrie culturelle du pays". Durant la campagne, un nouveau jeu vidéo LaecestToi est sorti pour promouvoir le programme L’Avenir en commun. Les hologrammes ont repris du service tandis que les punchlines et autre GIFs ont circulé avec succès sur les forums. Mais, cette fois-ci, l’architecte de la Nupes a été confronté à un novice venu piétiner ses plates-bandes.

Éric Zemmour tente sa chance

Pour son entrée dans l’arène politique, Éric Zemmour s’est appuyé en grande partie sur des jeunes dévoués, radicaux et très inspirés par l’alt-right américaine qui a fait des forums et des geeks une cible de choix. Très rapidement, les espaces de discussion prisés des gamers (forum 18-25, Discord, Getr..) ont été investis par les pro-Zemmour qui ont fait la publicité de leur candidat et partagé du contenu irrévérencieux prisé par ce public. Un phénomène décrypté par Paul Conge, journaliste chez Marianne dans l’ouvrage Les grands remplacés qui explique comment les "petits blancs" accros aux jeux vidéo constituent une réserve de voix pour les identitaires. Le communicant Raphaël Llorca, auteur de l’essai Les nouveaux masques de l’extrême droite, la radicalité à l’ère Netflix, a également décortiqué la stratégie digitale développée par ce bord politique. D’après lui, les équipes du candidat de Reconquête! ont "utilisé le digital pour tourner en dérision les progressistes qui prônent la diversité dans un environnement blanc, partager des blagues récurrentes en utilisant le fameux "ben voyons" ou le personnage de Rémi Gration". De même, a été développé un "générateur de prénoms" qui a été partagé par un public geek et gamer avant d’être repris sur les réseaux sociaux puis dans les médias grand public. De quoi rendre "cool" des idées radicales difficiles à porter dans le débat public.

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Comme son rival de la gauche, le candidat bénéficie également d’un jeu vidéo à sa gloire : "Le Z". Portant un bouclier et un drapeau tricolore, le héros qui ressemble à Eric Zemmour "botte des culs" : celui du président de la République, de migrants ou de "gauchistes". Le tout sur fond de Marseillaise, de Douce France et dans un décor kitsch très coloré. Par ailleurs, son Monsieur digital, Samuel Lafont, venu du camp des anti-mariage pour tous, a accordé une interview à jeuvideo.com.

Tout ça pour quoi ?

Évidemment, derrière cette opération séduction, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon ou Éric Zemmour ont des arrière-pensées électorales. Le but est, si possible, d’inciter les geeks et autres gamers à voter pour eux. Mais ce n’est qu’une partie émergée de l’iceberg. Comme le souligne le communicant Philippe Moreau-Chevrolet, "lorsque l’on s’adresse aux jeunes, en réalité, on s’adresse aux plus âgés en montrant que l’on se préoccupe de la jeunesse et qu’on essaie de la comprendre. C’est une vieille technique déjà éprouvée que l’on constate aussi avec TikTok". Même son de cloche du côté d’Olivier Mauco qui note que "l’objectif est de montrer à tous les Français que l’on est dans l’air du temps, à l’instar de François Mitterrand qui utilisait le terme chébran". En d’autres termes, en faisant les yeux doux à un segment jeune et restreint, les dirigeants politiques s’adresseraient surtout à leurs parents…

Lucas Jakubowicz

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