Manuel Valls publie "Zemmour l’antirépublicain", ouvrage dans lequel il décrypte la stratégie du candidat de Reconquête et donne des armes concrètes pour combattre factuellement un homme qui voit plus loin que 2022. Rencontre avec un ancien Premier ministre plus combatif que jamais.

Décideurs. Éric Zemmour utilise énormément l’Histoire dans son récit politique. Peut-on qualifier cette matière d’arme électorale ?

Manuel Valls. Oui. L’Histoire permet de mieux comprendre le passé, mais aussi de donner des solutions pour le présent et le futur. En somme, contrôler la mémoire est incontournable pour faire avancer des idées puis accéder au pouvoir, a fortiori en France, pays intéressé par le sujet et en proie à des doutes sur son destin et son identité. Il est clair que le candidat de Reconquête travestit l’Histoire dans un but politique.

Lequel ?

Son objectif est simple : faire croire que notre pays est en guerre civile et en déclin à cause d’une démocratie parlementaire faible. De ce fait, la seule solution serait l’avènement d’une idéologie nationale populiste basée sur une fusion entre la droite et l’extrême droite. Ce qui suppose de casser le fameux cordon sanitaire. En réalité, l’union des droites qu’il propose est une OPA de l’extrême droite sur la droite républicaine.

Selon vous, ça marche ?

Pas vraiment. Il nous promettait une blitzkrieg, il n’en est rien. Certes, une partie de la droite hors les murs le rallie, un très faible nombre de responsables RN aussi, mais c’est quantitativement faible. Sans surprise on retrouve également des individus issus de groupuscules extrémistes comme Génération identitaire. Mais la droite classique tient bon et, hormis Guillaume Peltier, personne ne le suit. Par ailleurs, le RN reste devant dans les études d’opinion.

Cela dit, la situation reste préoccupante. Un sondage Ifop commandé par la Licra cet automne montre qu’il existe une vraie "zemmourisation des esprits". Ainsi, 44 % de nos concitoyens estiment que les enfants d’immigrés nés en France "ne sont pas vraiment français". 57 % des sondés approuvent la vision selon laquelle les Français sont un "peuple de race blanche", presque autant considèrent que "les Français sont devenus des étrangers dans leur propre pays". La notion de grand remplacement est désormais utilisée dans le débat public. Cela ne veut pas dire que ceux-ci adhèrent à la vision d’Éric Zemmour mais ses idées se démocratisent et s’infusent dans les esprits. La France a traditionnellement toujours eu en son sein une droite nationaliste et identitaire, songeons aux partisans de Maurras dans l’entre-deux-guerres. Mais le fait est que cette idéologie politique redevient très forte aujourd’hui et met en péril la démocratie.

"Éric Zemmour propose une OPA hostile de l'extrême droite sur la droite républicaine"

Aucun danger de le voir au second tour dans quelques mois donc ?

C’est très peu probable. Depuis sa déclaration de candidature, il ne monte plus dans les sondages. Mais est-ce son objectif ? Éric Zemmour a sans doute lu les écrits du communiste italien Antonio Gramsci qui a théorisé le concept d’hégémonie culturelle. Son projet de fusion entre extrême droite et droite est basé sur le temps long. Pour le moment, il cherche à imposer sa pensée, s’emparer des esprits, rendre des idées nauséabondes respectables. Il est temps de descendre dans l’arène.

Comment combattre les idées qu’il inocule dans l’esprit des Français ?

Il existe une méthode simple pour les combattre. Refuser le débat, se lancer dans des leçons de morale ou des diatribes haineuses en le qualifiant de fasciste est inutile. Cela lui permet de se placer dans une position de victime et de se renforcer. À mon sens, il faut effectuer un travail de pédagogie et de démontage des faits en relevant toutes ses erreurs et en expliquant pour quelles raisons il agit de la sorte. C’est un travail de longue haleine qui me semble vital. C’est d’ailleurs pour mieux combattre sont idéologie que j’ai écrit mon livre. Il est insupportable de voir un candidat à la présidentielle manipuler l’Histoire en feignant de dire "la vérité" aux Français alors que les idées qu’il avance peuvent être contredites.

Quelles sont les "fake news" les plus dangereuses qu’il véhicule ?

Il y en a tant ! Il est coutumier d’un raccourci historique pour décrédibiliser la gauche : les nazis sont nationaux socialistes donc socialistes, Mussolini a commencé sa carrière à gauche, certains collaborationnistes viennent de la gauche. Donc ce bord politique est par essence totalitaire.

Éric Zemmour questionne également l’innocence d’Alfred Dreyfus qui est un fait établi, remet au goût du jour la théorie du glaive et du bouclier utilisée pour réhabiliter Vichy. En bref, sur tous les sujets, il lance des controverses, des tensions que chaque républicain doit combattre. Toutes ces polémiques sont surcommentées et se retrouvent au centre du débat public.

"La gauche peut contrer le discours Zemmourien en s'appropriant davantage la France des Lumières et de la Révolution. Le traiter de fasciste est contre-productif"

Sur la question de l’Histoire, la gauche semble avoir déserté le terrain. Pourquoi ? Est-ce une faute ?

Une grande partie de la gauche est influencée par les théories intersectionnelles ou "woke" venues des États-Unis. Ce qui la conduit à communautariser la société et à déconstruire l’Histoire et ses principaux personnages. Or, un récit national permet de souder, de rassembler. La gauche sous la IIIe République y était parvenue. Aujourd’hui, elle pourrait contrer le discours zemmourien en évoquant davantage la France des Lumières ou de la Révolution. Il lui faudrait élaborer un récit national glorieux et rassembleur qui contrerait le discours décliniste. L’exaltation de la nation et du patriotisme ne doit pas être la chasse gardée de l’extrême droite !

Ce n’est pas mission impossible, Ségolène Royal avait parlé de nation, d’ordre juste et de drapeau en 2007. Jean-Luc Mélenchon a fait de même en 2017. Malheureusement, les Insoumis semblent penser qu’ils ne sont pas parvenus au second tour parce qu’ils n’avaient pas eu assez de voix dans les quartiers populaires. Pour remédier à la situation, ils donnent des gages aux communautaristes et aux indigénistes. Une solution dangereuse sur le plan démocratique et vouée à l’échec dans les urnes. Avec les théories importées des États-Unis, la gauche n’a jamais été aussi faible et ses errements servent de carburant à Éric Zemmour.

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

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