Un nouveau type d’intervention pour les experts dans les procédures collectives est né de la transposition de la directive européenne dite " restructuration et insolvabilité" prévue par la loi Pacte. Jean-Noël Munoz, associé et directeur général du cabinet Abergel & Associés, nous apporte son éclairage sur cette nouvelle matière expertale.

Décideurs. Dans quel cadre l’expert évaluateur peut-il intervenir en procédure collective ?

Jean-Noël Munoz. En dehors du cadre habituel de l’évaluation de société en vue d’une cession, le cadre d’intervention de l’expert évaluateur a significativement évolué depuis la transposition de la directive européenne dite " restructuration et insolvabilité " prévue par la loi Pacte, qui a introduit des classes de créanciers, venant ainsi pallier les insuffisances de l’ancien système des comités de créanciers, qui reposait sur une classification en fonction de la qualité des créanciers.

Désormais, les créanciers sont classés en fonction du rang de leurs créances. Je citerai quatre principaux bouleversements apportés par les nouvelles dispositions législatives en la matière, impactant les missions pouvant être confiées aux experts évaluateurs. Premièrement, un créancier minoritaire doit recevoir, dans le cadre d’un plan de restructuration, au moins ce qu’il aurait perçu en cas de liquidation judiciaire (best-interest-of-creditors test) ; deuxièmement, un créancier d’un rang inférieur ne peut recevoir un paiement au titre d’un plan de restructuration avant le désintéressement des créanciers de rang supérieur (absolute priority rule). À noter, l’égalité de traitement des créanciers au sein d’une même classe. Et enfin, l’adoption possible d’un plan si une majorité simple des classes de créanciers accepte le plan (le cross-class cram down). Si cette majorité des classes n’est pas atteinte, le plan peut néanmoins être accepté à condition qu’au moins une classe de créanciers in the money vote en faveur du plan. À la différence des anciens comités de créanciers, les nouvelles classes de créanciers permettent de mieux refléter les waterfalls dans le cadre de financements complexes. Le recours à l’expert évaluateur intervient lors de l’adoption du plan de restructuration par les classes de créanciers.

Pouvez-vous préciser de manière simple le mécanisme du " cross-class cram down " ?

Lorsque le plan de restructuration n’est pas accepté par l’unanimité des classes, un mécanisme d’application forcée interclasse à la majorité des classes est mis en oeuvre, à condition qu’au moins une de ces classes soit une classe de créanciers garantis. En l’absence de majorité de classes favorables, le plan peut néanmoins être adopté, à condition qu’au moins une classe affectée par le plan, in the money (c’est-à-dire ayant le droit de recevoir un paiement selon une valorisation de la société en going concern), vote en faveur du plan. Dans cette situation, l’examen du plan et de la situation des créanciers est plus complexe, car elle nécessite d’établir une valorisation objective dans l’hypothèse d’une continuité d’exploitation.

"Aucune des parties affectées ayant voté contre le projet de plan ne doit se trouver dans une situation moins favorable, du fait du plan"

Quels types d’évaluations peuvent être confiés aux experts dans ce cadre ?

La perspective d’une mise en oeuvre d’un plan de continuation requiert une évaluation de la société, en application notamment des articles L 626-31 et L 626-32 du code de commerce. L’évaluation du débiteur est réalisée en continuité d’exploitation, c’est-à-dire en application des hypothèses économiques et financières sous-jacentes au plan de continuation. Une évaluation en hypothèse liquidative est également requise en pratique, du fait du mécanisme du cross-class cram down qui permet de forcer la main à certains créanciers. En cas de majorité simple de classes de créanciers, le tribunal doit vérifier que les créanciers " récalcitrants " soient mieux traités qu’ils ne l’auraient été dans le contexte d’une liquidation judiciaire (best-interest-of-creditors test), d’où la nécessité de disposer notamment d’une évaluation en continuité d’exploitation du débiteur et d’une évaluation des actifs et passifs du débiteur dans une hypothèse liquidative. Cette évaluation vise à vérifier si la valeur des actifs en situation liquidative couvre ou non la valeur des passifs en situation liquidative. Il importe notamment de s’assurer que le plan de restructuration est meilleur que l’absence de plan. En résumé, selon le best-interest-of-creditors test, aucune des parties affectées ayant voté contre le projet de plan ne doit se trouver dans une situation moins favorable, du fait du plan, que celle qu’elle connaîtrait s’il était fait application (i) soit de l’ordre de priorité pour la répartition des actifs en liquidation judiciaire ou du prix de cession de l’entreprise, (ii) soit d’une meilleure solution alternative si le plan n’était pas validé. Plus largement, le nouvel article L. 626-33 I du code de commerce prévoit que le tribunal statue sur le projet de plan en déterminant la valeur de l’entreprise du débiteur, au besoin en ordonnant une expertise, lorsque le plan est contesté par une partie affectée dissidente, en vue de vérifier le respect des critères prévus au 4° de l’article L. 626-31 ou aux I et II de l’article L. 626-32 du code de commerce.

"La question de la valorisation d’une entreprise en sauvegarde ou en redressement judiciaire est économiquement complexe"

Quelles sont les spécificités d’une évaluation d’entreprise dans ce contexte ?

La question de la valorisation d’une entreprise en sauvegarde ou en redressement judiciaire est économiquement complexe. Dans le cadre de l’application forcée interclasse, pour apprécier le deuxième critère (celui du meilleur intérêt des créanciers), il est nécessaire pour le tribunal de déterminer tant la valeur de l’entreprise, en cas de plan de cession (going concern), que la valeur des biens pris isolément (en cas de vente de biens isolés en cas de liquidation judiciaire sans cession d’entreprise). Le tribunal devra s’assurer que le plan respecte le best-interest-of-creditors test, aucun créancier contestataire ne devant être moins bien traité dans un plan que dans une situation de liquidation (par cession d’actifs isolés ou plan de cession) ou dans le meilleur scénario alternatif si le plan n’est pas approuvé. Le tribunal devra trancher entre ces deux critères, en procédant à une analyse contrefactuelle à la fois de la valeur liquidative des actifs et du sort du créancier au moment de la répartition des sommes ainsi obtenues. L’évaluation en going concern implique une vision dynamique de la valeur, non pas centrée principalement sur le multiple d’Ebitda, mais sur les cash-flows futurs générés. L’évaluation des biens pris isolément, en hypothèse de liquidation judiciaire sans cession d’entreprise, suppose de retenir une extrême prudence (i) dans la valeur des actifs, compte tenu de l’extinction de l’activité, comme (ii) dans la valeur des éléments de passif, qui doit tenir compte de coûts et de dettes spécifiques à la liquidation judiciaire qui ne sont pas inscrits au bilan de l’entreprise. Concrètement, il s’agit dans ce cas de déterminer un ANR (actif net réévalué) du débiteur en situation liquidative, qui retient la valeur liquidative des éléments d’actif, présentés le plus souvent tels qu’ils figurent au bilan de l’entreprise et la valeur liquidative des éléments de passif, idéalement présentés non pas selon leur classement comptable mais selon leur rang, selon un waterfall liquidatif en quelque sorte.

"La contrepartie de ces évolutions pourrait être le développement de voies de recours ou de contentieux"

Ces spécificités techniques ouvrent elles des perspectives nouvelles pour les experts ?

Les nouvelles méthodes d’élaboration et d’adoption de plans de restructuration au sein de classes de créanciers ont généré d’importantes évolutions de paradigme, pour les juges, les professionnels du restructuring et les professionnels du chiffre. C’est l’occasion pour le marché français d’accroître son attractivité en s’inspirant des éléments positifs du droit anglo-saxon, en premier lieu pour les gros dossiers de restructuration, avec un rééquilibrage en faveur du créancier. La conversion de créance en capital (debt to equity) est désormais possible. La contrepartie de ces évolutions pourrait être le développement de voies de recours ou de contentieux dès lors que les actionnaires ou les créanciers contesteraient les évaluations ainsi réalisées, d’autant plus que dans la majorité des cas, le temps est un facteur important pour les acteurs de la restructuration, les décisions devant être prises dans des calendriers souvent très contraints. Il importe donc pour l’expert de travailler vite et donc de maîtriser les arcanes du droit des procédures collectives, ce type de mission d’évaluation ne pouvant pas, pour des raisons d’efficacité et d’efficience, être confié à des novices en la matière.

 

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