Après un premier semestre plein d’interrogations pour les acteurs du capital-investissement, Nicola Di Giovanni, associé de Skadden, Christophe Deldycke, président de Turenne Groupe, Frédéric Chiche, partner chez Capza et Pierre Sader, associé-gérant de Rothschild & Co livrent un tour d’horizon des tendances du private equity. Un bilan de fin de semestre optimiste, les actifs de qualité continuant à créer de la valeur.

Décideurs. En cette rentrée du private equity, que retenir du premier semestre 2023 ?

Frédéric Chiche.  Malgré un recul sur le segment large cap, l’activité s’est globalement maintenue, notamment au niveau macro-économique. Le pouvoir d’achat en retrait, la hausse de l’épargne et l’inflation, qui ont marqué le premier semestre, ont néanmoins influencé nos analyses. Sur la base des dernières prévisions de la BCE, nous pouvons observer que le ralentissement de l’inflation, aidé par le regain des revenus des ménages, devrait contribuer à confirmer une croissance de l’ordre de 1 % pour 2023 et de 1,5 % pour 2024.

Sur le marché du mid-market, malgré une inversion récente, on note une moindre confiance des dirigeants en raison d’une réduction de la visibilité dans les plans d’affaires, due au renchérissement du coût de la dette, celui de la dette senior a doublé. Cette incidence a remis en question le raisonnement des investisseurs financiers quant à leur choix de pricing et donc de valorisation des actifs.

On observe pourtant une bonne résilience de l’activité française, les business solides continuent à faire l’objet de transactions. Nous ne notons pas de baisse prononcée des valorisations. Les meilleurs actifs se vendent quasiment au même prix. Ce qui est nouveau, ce sont les processus qui n’aboutissent pas, ou qui n’ont in fine, qu’un seul acheteur potentiel. Nous nous préparons à observer plus de sélectivité sur le marché, à la fois sur la qualité des dossiers et les prérequis en termes de réinvestissement des équipes dirigeantes. Pourtant, les dernières semaines nous ont montré plus d’assurance en matière d’opérations de Buy & Build de la part des entrepreneurs et le coût de l’énergie stabilisé devrait, entre autres, contribuer à entraîner une amélioration des dealflows.

Nicola Di Giovanni. Le nombre de deals reste plus ou moins stable, mais les processus sont plus longs et incertains. Les segments small et mid-cap sont relativement préservés dans la mesure où les problématiques de dettes y sont moins aigües car il est plus facile de lever une dette de quelques millions que de plusieurs centaines de millions. D’autre part, les fonds se concentrent sur leur portefeuille déjà existant et travaillent sur leurs participations en faisant, notamment, du add-on. Ils ne déploient pas de l'equity pour investir dans de nouvelles cibles mais redéployent de l'equity dans la cible initiale pour réaliser des build-ups.

"Le sujet de la sortie redevient une réflexion fondamentale des comités d’investissement" P. Sader 

Qu’observez-vous sur le terrain à l’entrée comme à la sortie d’un deal ?

Christophe Deldycke. La hausse des taux, donc la cristallisation de la dette, facilite une approche opportuniste de la part des acteurs du capital investissement. Nous voyons l’émergence du "flex" equity, qui permet d’entrer dans une opération en tant qu’acteur minoritaire. Il y a une appétence pour ce nouvel instrument, qui permet au manager de maîtriser son risque et au fonds de déployer de l’argent avec un retour régulier. Ce qui montre la capacité du marché du private equity à s’adapter. D’ailleurs, s’agissant de Turenne, le volume d’opérations se maintient au même niveau que l’année dernière et il n’y a pas de frein au financement sur notre segment mid-cap. En début d’année, mon inquiétude portait sur la capacité de notre portefeuille à traverser cette période agitée entre inflation, incertitude, hausse des taux, et, par voie de conséquence, un moral des dirigeants plutôt en berne. En définitive, à la clôture du premier semestre 2023, nos reportings restent de très bonne qualité. Le marché est en train de se resegmenter, malgré la baisse modérée du volume d’opérations au premier semestre 2023, nous sommes à peu près au même niveau qu’au deuxième semestre 2022.

F. C. Nous observons une polarisation des opérations et, en effet, une forte demande pour des deals "flex". Il y a à la fois davantage de petits deals, moins chers, et les rares qui persistent avec des montants importants sont sur des actifs très spécifiques offrant une visibilité sur les résultats élevée et des espérances de croissance prononcées. Entre les deux, le trou est significatif. Nous voyons moins d’opérations "plain vanilla buy out", sauf pour des opérations de regroupement industriel ou si un build-up est prévu à court terme. Compte tenu du manque de visibilité des actionnaires, ceux-ci ont parfois tendance à privilégier des deals où ils restent minoritaires. Néanmoins, nous observons un flux de plus en plus naturel de "flex" equity, que nous promouvons avec conviction chez Capza Flex Equity Mid-Market. Les actionnaires décident de trouver une solution sur mesure, qui leur permet de saisir les opportunités de croissance externe à court et moyen terme tout en optimisant la dilution, voire en se reluant significativement. Depuis quelques mois, les vendeurs hésitent et de l’autre côté, acheter aujourd’hui requiert beaucoup plus de détermination qu’il y a deux ans.

Pierre Sader. Le nombre de transactions a fortement réduit au premier semestre, de quasiment 40 % en volume, avec un nombre très limité d’opérations dépassant le milliard d’euros. Le sujet de la sortie redevient une réflexion fondamentale des comités d’investissement. Naturellement, par le jeu des opérations secondaires, dès lors que l’équipe de management n'est plus en mesure de porter une nouvelle opération, la sortie stratégique devient cruciale. Le travail de validation des options de sortie mis en œuvre par les équipes d’investissement devient critique, surtout pour le large cap, où les options sont par essence plus limitées.

N. D.G. Comme le dit Frédéric, il y a une polarisation des valorisations, avec une valorisation basse des actifs qui sont dans des secteurs plus éprouvés, comme le retail et la distribution, et une plus haute des actifs dans des secteurs particuliers comme la santé. Le "flex" equity émerge avec un mix entre dette et equity, ce qui montre la capacité du marché du private equity à s'adapter. Les investisseurs réalisent aujourd’hui que lorsqu’un actif a une forte valeur, il est plus complexe à vendre. La voie royale, l’IPO, n’en est plus une. Les sorties se font au profit d'industriels sur les deals large cap, elles atteignent un niveau de plateau pour les fonds. La cession à un fonds d’investissement n’est plus la seule option. L’acte d’investissement, aujourd’hui, remet sur la table la question de la typologie de l’acheteur, ce qui n’avait pas autant d’importance 18 mois auparavant.

"Plus le deal est gros, plus la possibilité d’y mettre de la dette sera réduite" N. Di Giovanni 

Les vendeurs sont-ils pour autant prêts à accepter une décote ? 

N. D.G. Non, en revanche, il y a une latence. Celui qui avait réellement décidé de vendre fin 2022, ne vendra qu’au deuxième trimestre 2023. Néanmoins, pour les fonds, la question de la sortie reste prépondérante. On observe un phénomène de contraction de la dette : Plus le deal est gros, plus la possibilité d’y mettre de la dette sera réduite et, par la même occasion, le choix des acheteurs potentiels se réduit.

P. S. Je constate aussi une tendance de fond des LPs qui ne permettent plus de manière aussi libre aux investisseurs de réinvestir dans le nouveau deal, ce qui auparavant avait un effet de soutien des valorisations, car le vendeur restait exposé à l’actif cédé. Dans un contexte de levée d’un nouveau véhicule, les LPs préfèrent que la vente se fasse sans réinvestissement.

F. C. Nous voyons souvent des familles qui consolident leurs groupes et opèrent des stratégies de buy & build, parfois en rachetant l’un de leurs concurrents historiques. Ces opérations, très intéressantes car génératrices de synergies significatives, sont complexes car il s’agit de deux deals en un, avec deux due diligences séparées et une revue détaillée des synergies. Notre rôle en tant que partenaire nous amène à financer ces nouvelles plateformes aux côtés de familles ou dirigeants, qui, par essence, ne souhaitent pas ou peu se diluer, pour une opération de rachat d’un concurrent afin de créer ces fameuses synergies.

"Le défi pour les acteurs du capital investissement est d’impulser une généralisation du partage de la valeur auprès de groupes familiaux" C. Deldycke 

Dans ce contexte, quelle place prennent les problématiques ESG, notamment en matière de partage de la création de valeur ?

F. C. : Notre feuille de route est globale, le partage de la valeur en est un aspect, au même titre que les sujets de décarbonation. Il est rare de voir des entrepreneurs s’y opposer totalement. Parfois, ce partage peut même dépasser le top management et aller jusqu’à l’intéressement des salariés. Cependant, les critères ESG, de façon globale ne sont pas forcément bien appréhendés par le tissu économique des ETI. Pour les fonds, un travail d’éducation reste encore à faire sur ces thématiques, ce qui nous a poussé à inscrire l’ESG au cœur de notre stratégie d’investissement.

C. D. La charte établie à l’initiative de France Invest, signée par plus d’une centaine de sociétés de gestion, vise à mettre en place systématiquement des outils de partage de valeur, notamment par une prime ou un contrat d’intéressement. Ce sujet devient de plus en plus saillant, au même titre que les sujets environnementaux, et les sociétés savent souvent s’en saisir d’elles-mêmes. Le défi pour les acteurs du capital investissement est d’impulser une généralisation du partage de la valeur auprès de groupes familiaux ou encore de dirigeants propriétaires. Cette tendance s’accélère et, dans ce contexte, nous avons un rôle déterminant à jouer. Nous sommes souvent attendus pour financer la réduction de l’empreinte carbone, désormais les contraintes sociales et de gouvernance sont de plus en plus pressantes et nous devons être en capacité d’accompagner les entreprises sur ces sujets.

"Les équipes d’investissement sont d’abord concentrées pour créer de la valeur sur les sociétés actuellement en portefeuille." F. Chiche

À quoi vous attendez-vous pour ce deuxième semestre 2023 ?

P. S. De nature optimiste, je vois des signes d’amélioration. Si les cinq premiers mois ont été difficiles, le nombre de pitchs, depuis le mois de juin, est presque supérieur à celui du premier semestre. La question du financement restera néanmoins prépondérante. En raison de la hausse du coût de la dette, une part croissante de l’EBITDA est désormais consacrée au paiement des intérêts, ce qui a un effet mécanique sur les valorisations. Dès lors, sauf si les vendeurs sont prêts à accepter un ajustement sur la valorisation attendue, l’effet d’inertie constaté au premier semestre sera encore présent.

N. D.G. Pourtant, le marché ne manque pas d'argent. Celui-ci doit être structurellement déployé, malgré des limites, dont la difficulté de trouver un accord entre acheteurs et vendeurs, et le coût de la dette. Même si les fonds de dettes commencent à prendre le relais des banques sur les opérations large cap, le nombre d'interventions reste limité, en témoigne le financement d'Air France par Apollo. Si l’on fait un parallèle avec la crise de 2008, le marché du mid-cap devrait se dynamiser. Nous voyons, d’ailleurs, les dossiers arriver. On peut espérer que ce fléchage s’opère pour 2024, il pourrait alors être un aussi bon millésime que 2021.

F. C. Les acteurs se préparent pour la fin de l’année. Il n’y a pas encore eu de cristallisation formelle d’une forte baisse des prix et les équipes d’investissement sont d’abord concentrées pour créer de la valeur sur les sociétés actuellement en portefeuille. Le pragmatisme aujourd’hui est de considérer que des opérations se feront mais dans un contexte où un nouvel équilibre entre acheteurs et vendeurs s’établit.

Et pour les fonds en particulier ?

C. D. Un des vrais sujets pour les acteurs du capital investissement est la question des levées. Les souscripteurs institutionnels ont réduit leur allocation dans le private equity notamment les assureurs, et la hausse des taux n’arrange rien. Ainsi, certaines classes d’actifs ne sont plus aussi liquides. Pour lever des fonds auprès d’institutionnels, il faut pouvoir montrer au préalable que nous pouvons rendre l’argent aux souscripteurs des fonds précédents. Aujourd’hui, les cessions ne s'enclenchent que sur des actifs de qualité qui peuvent encore justifier un multiple élevé.

N. D.G. Dans le cas de la levée d’un nouveau fonds, le sujet de l’importance de la marque se renforce. On observe une tendance à l’internationalisation de ces marques. Les fonds français s‘internationalisent. Beaucoup vont en Espagne, en Italie, en Allemagne et, pour certains, aux États-Unis. Les institutionnels entrent également dans cette tendance en privilégiant les marques, d’où un enjeu réputationnel de plus en plus fort. Il en résulte, notamment, comme le relèvent Frédéric et Christophe, que les critères ESG sont importants et s'inscrivent au cœur de la stratégie des fonds.

 

Liste des participants de gauche à droite, de haut en bas : Christophe Deldycke, président, Turenne Groupe; Pierre Sader, associé-gérant, Rothschild & Co; Frédéric Chiche, partner, Capza; Nicola Di Giovanni, associé, Skadden

 

 

Propos recueillis par Céline Toni

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