Pascal Bine associé chez Skadden, Alexia Delahousse, VP Legal de Qonto, Joffrey Célestin-Urbain, directeur du Sisse et Matthieu Creux, président de Avisa Partners reviennent sur le contexte économique et géopolitique actuel, marqué par une succession rapide d’événements inédits. Une situation qui remet plus que jamais au goût du jour le paradoxe entre la protection des intérêts économiques nationaux et la nécessité de donner les moyens à l’émergence de champions européens.

Décideurs. Du conflit russo-ukrainien en passant par l’intensification des problématiques de sécurité économique, comment évoluent les enjeux de souveraineté autour des opérations corporate ?

Joffrey Célestin-Urbain. Le contexte ne marque pas de vraie rupture mais une accélération de ce que l’on voyait déjà. Depuis plusieurs années, les États adoptent une position défensive quant à la protection de leurs actifs stratégiques. La crise du Covid et la guerre en Ukraine ont tour à tour amplifié ce mouvement en mettant l’accent sur des questions de pénurie de ressources et de sécurisation des chaînes de valeur. Mais la vraie inflexion, à l’origine de la politique de sécurité économique date d’avant 2020. C’est un tournant dans la protection de l’économie, au-delà des secteurs régaliens qui relèvent de l’ordre public et de la sécurité nationale comme la défense ou l’aérospatial. Le contrôle des investissements étrangers censé être restreint au démarrage, est ainsi de plus en plus large.

Depuis 2018, au sein du Sisse [Service de l’information stratégique et de la sécurité économique, Ndlr], notre rôle a été de mettre en place une liste d’actifs à protéger en priorité : des entreprises stratégiques, des technologies clés et récemment, l’amont des chaînes de valeur avec des laboratoires publics de recherche, de plus en plus ciblés par les rivaux étrangers. Nous sommes passés d’une politique de souveraineté liée aux secteurs régaliens à une politique de sécurité économique articulée autour des référentiels précédemment cités. Les opérations capitalistiques (dont les fusions-acquisitions) représentent 43 % de ces nouvelles menaces et sont, globalement, en pleine augmentation. En 2020, nous avons reçu 343 alertes sur des sujets de sécurité économique ; en 2021, on en dénombrait 478, soit 40 % de hausse et, en 2022, sur les dix premiers mois de l’année, nous avons dépassé la barre des 550 menaces.

Pascal Bine. Les contraintes réglementaires dans les opérations de fusionsacquisitions se sont renforcées ces dernières années sous l’effet des enjeux de sécurité économique et de souveraineté. À l’origine, ces contraintes étaient principalement liées au contrôle des concentrations. Dans les années 2000 la compliance est devenue un sujet central dans les opérations de fusions- acquisitions. La réalisation d’un audit de conformité satisfaisant s’est imposée comme une condition indispensable pour la signature des opérations d’envergure. Les enjeux de sécurité économique dans les opérations de fusions-acquisitions ont pris le pas dans les années 2010, avec le développement du contrôle des investissements étrangers. Des réformes importantes sont intervenues, notamment aux États-Unis et en Europe. Partout on observe les mêmes tendances : extension du champ d’application, abaissement des seuils de déclenchement du contrôle, allongement de la durée des périodes de revue, accroissement des obligations d’information, et renforcement des remèdes et des sanctions. S’il affecte certains flux d’investissement, le renforcement du contrôle des investissements étrangers impacte surtout les processus M&A, notamment les procédures d’open bid, la valorisation des activités sensibles, des contrats d’acquisition, et l’obtention des autorisations requises.

"Aujourd’hui, une prise de participation dans une start-up qui a un impact sur la souveraineté économique ou l’autonomie stratégique nationale peut limiter les mouvements capitalistiques d’un actionnaire" M. Creux, Avisa Partners

Matthieu Creux. Du point de vue des investisseurs, il y a eu un basculement lié aux désordres mondiaux qui se sont accélérés avec l’activisme fiscal et les sanctions internationales de Trump, puis le Covid et la guerre en Ukraine. Ces événements ont fait apparaître, dans les diligences stratégiques des fonds, une grille de lecture incluant l’analyse des stratégies industrielles de leurs cibles, avec un regard particulier sur les dépendances économiques des sociétés à d’autres États et une analyse des risques liés aux grands changements du monde. Aujourd’hui, une prise de participation dans une start-up qui a un impact sur la souveraineté économique ou l’autonomie stratégique nationale peut limiter les mouvements capitalistiques d’un actionnaire, qui ne peut plus forcément acheter tout le monde, ni vendre à tout le monde, ce qui est perçu par les investisseurs comme un risque.

"Les crises ont fait naître des opportunités de consolidation et accéléré les questions de souveraineté rattachées au secteur" A. Delahousse, Qonto

Alexia Delahousse. Les opérations de M&A sont toujours impactées par les crises, et a fortiori lorsque ces crises se succèdent et ont un caractère inédit (comme la crise du Covid) ou sont d’un genre qu’on pensait révolu (comme le retour de la guerre en Europe). Face à l’incertitude de ces périodes, il y a deux implications. D’une part, dans un souci de protection, la question de la souveraineté est remise au goût du jour : économique ou industrielle avec le Covid ou militaire avec la guerre en Ukraine. D’autre part, cela implique une moindre prise de risque des acteurs économiques et donc un ralentissement des investissements et des opérations corporate sous toutes leurs formes : prise de participation, acquisition, fusion, création de joint-venture, etc. Pourtant, si les investissements institutionnels reculent, les opérations maintiennent leur cap, soutenues par les secteurs du numérique. Dans celui du paiement, particulièrement éclaté en Europe, les crises ont fait naître des opportunités de consolidation et accéléré les questions de souveraineté rattachées au secteur.

Le M&A, qui peut être ralenti par des périodes de crise, est aussi vu comme un enjeu stratégique pour protéger sa propre souveraineté. Si l’on prend l’exemple de la tech, la souveraineté numérique de la France dépend de la capacité des entreprises du secteur à rivaliser avec la scène internationale. Pour atteindre une taille critique et aborder un marché suffisamment large, la croissance externe, notamment transfrontalière, peut être utilisée comme un levier. Cela permet de créer des acteurs robustes d’envergure européenne et c’est un moyen de protéger les sociétés vulnérables, car les racheter, c’est faire barrage à ce que d’autres s’en emparent.

"Parfois, avec 3 % des parts d’une entreprise cotée, vous pouvez mettre un désordre sans nom si vous êtes le premier actionnaire ; ailleurs, avec 49 % des parts mais sans pacte, il peut ne rien se passer" M. Creux, Avisa Partners 

La réglementation autour des investissements étrangers est-elle adaptée ?

P. B. Le dispositif français de contrôle des investissements étrangers a atteint le stade de maturité et fonctionne bien. Il repose sur des critères de déclenchement objectifs, des délais de revue encadrés, et une procédure qui a été rationalisée, le tout afin de donner plus de prévisibilité aux investisseurs. Rappelons que certains dispositifs étrangers, notamment anglo- saxons, prévoient des critères de déclenchement plus subjectifs − notamment la capacité d’un investisseur étranger à exercer une influence significative sur un acteur ou une activité sensible − et des délais de revue beaucoup plus longs.

J. C.-U. Au-delà du contrôle des investissements étrangers, d’autres instruments de protection ont été développés pour concilier développement économique et protection de la souveraineté. Nous avons développé le fonds French Tech Souveraineté à partir de 2020, doté de 650 millions d’euros, il permet à l’État d’agir aux côtés d’investisseurs privés et de prendre des participations au capital d’entreprises technologiques qui ont un intérêt de souveraineté. Il permet également d’accompagner le développement d’une entreprise stratégique à qui on refuse un investisseur étranger pour des raisons de sécurité économique. Nous pouvons alors monter un tour de table public-privé avec des investisseurs français autour du FTS pour sécuriser le financement de l’entreprise.

M. C. La question est plus large que la détention capitalistique. Je ne suis pas sûr que les seuils soient actuellement des instruments calibrés car cela dépend des situations capitalistiques. Parfois, avec 3 % des parts d’une entreprise cotée, vous pouvez mettre un désordre sans nom si vous êtes le premier actionnaire ; ailleurs, avec 49 % des parts mais sans pacte, il peut ne rien se passer. Il faut toujours remettre ces seuils de contrôle dans le contexte de la société et de sa taille. Sur le large cap, il existe un équilibre des puissances financières : entre le pouvoir des managers, l’indépendance vis-à-vis des clients, la répartition géographique de la société. Sur du mid-cap en revanche, notamment dans la tech ou la cybersécurité, où il y a une très forte tension sur les personnels qualifiés, débaucher trois salariés clés peut faire plus de mal qu’une prise de participation dans le capital, tout en permettant de mettre la main sur une technologie plus rapidement.

"L’enjeu de souveraineté dans le numérique dépend de la capacité des acteurs européens à devenir des champions [...] la capacité à accueillir des fonds étrangers participe à cette souveraineté" A. Delahousse, Qonto

Au regard des limites des fonds européens pour répondre aux besoins de financement des entreprises, notamment dans la tech, est-il possible de concilier souveraineté et développement économique ?

J. C.-U. L’intensification de la menace économique se produit en même temps que l’arrivée à maturité de l’écosystème start-up qui, en conséquence, développe des besoins de financement importants. À ce titre, les investisseurs étrangers sont de plus en plus présents sur le marché et l’appareil d’État s’organise pour répondre à la multiplication des menaces. Nous veillons en toutes circonstances à concilier politique de souveraineté et attractivité économique. La problématique de la taille des fonds et de la profondeur du marché financier européen pour la tech se pose effectivement à partir de plusieurs tours d’investissement il faut pour cela éviter les trous de financement dans la chaîne et conserver la technologie le plus longtemps possible en France et en Europe, c’est l’objet de l’initiative Tibi.

A. D. Une grande partie des licornes sont financées par des capitaux étrangers mais le contrôle ne s’opère que si les investissements dépassent certains seuils. Compte tenu des valorisations très élevées des licornes, les investissements réalisés par des fonds américains ou asiatiques passent sous les radars des seuils de protection. Chez Qonto, nous veillons à la provenance des capitaux et choisissons nos investisseurs car nous voulons avoir des échanges constructifs avec eux, mais nous avons besoin de nous financer et les fonds disponibles en Europe sont insuffisants ; il est donc important de pouvoir se financer dans une certaine mesure à l’étranger. L’enjeu de souveraineté dans le numérique dépend de la capacité des acteurs européens à devenir des champions numériques, aujourd’hui, la capacité à accueillir des fonds étrangers participe à cette souveraineté. Atteindre une taille critique est un sujet de souveraineté numérique, mais laisser trop de capitaux étrangers prendre le contrôle d’entreprises stratégiques la fragilise. Il faut trouver le bon niveau d’ouverture aux capitaux étrangers, la réglementation est utile à cet égard, pour fixer un seuil pertinent de contrôle de ces capitaux.

M. C. Au niveau des investisseurs, la souveraineté est avant tout perçue comme un risque, et à ce titre, l’affaire Photonis-HLD a démontré qu’elle pouvait casser un deal, conduisant Ardian à réduire sa plus-value de 160 millions d’euros, n’ayant pas pu céder leurs titres au prix fort à Teledyne. Les fonds asiatiques, africains ou ceux du Golfe ne tentent même pas d’investir en France alors qu’ils ont énormément de liquidités. Ils préfèrent rester souscripteurs de fonds européens ou investir dans des fonds de fonds pour ne pas risquer d’être écartés d’une transaction pour des raisons de réglementation de sécurité économique. La nationalité extra-européenne du fonds est une qualité ambivalente : un fonds américain qui investit dans la tech est bien perçu en revanche alors qu’un fonds américain qui investit dans l’énergie, cela peut poser un problème.

"Au niveau communautaire, la notion de souveraineté est pour l’instant plafonnée, car elle reste un objet national" J. Célestin-Urbain, Sisse

La réponse au paradoxe entre souveraineté et attractivité viendra-t-elle de l’UE ?

A. D. Au sein de l’UE, le M&A peut être vu comme une solution à un enjeu de souveraineté numérique, car se consolider au sein de l’Union comme Qonto l’a fait en rachetant l’allemand Penta permet de faire émerger des acteurs plus solides sur la scène internationale, notamment sur des secteurs réglementés comme le paiement, dans lesquels nous constatons que les relais de croissance à l’international l’international sont difficiles à trouver du fait des habitudes de consommation encore très nationales et des barrières dues à l’absence d’harmonisation européenne. Par ailleurs, nous évoluons dans un paradigme depuis la hausse des taux d’intérêt qui va pousser les sociétés de french tech à changer de modèle - quand elles le peuvent - passant d’un modèle d’hypercroissance à un modèle de rentabilité, ce qui est la voie vers l’introduction en Bourse comme alternative à de nouvelles levées de fonds. À ce titre, avoir un marché européen boursier qui permet aux sociétés de la tech de pouvoir s’introduire en Bourse en Europe pourra être une alternative à une nouvelle levée de fonds et à l’ouverture du capital un à un nouvel investisseur américain ou asiatique.

M. C. Il y a quelques années, lorsque Alstom s’est séparé de ses activités énergétiques, dont les fameuses turbines Arabelle, en les vendant à l’américain General Electric, la multinationale a alors dégagé suffisamment de liquidités pour devenir un champion international des transports, mais, paradoxalement, en réalisant un acte présumé contraire à la souveraineté française. Il faut aussi éviter l’écueil qui est de considérer que tout peut être souverain dès qu’il y a des enjeux d’emplois, de technologies ou qu’un secteur est sous le feu de la rampe médiatique ou politique. Il y a de bonnes expériences, qu’il faut multiplier, dont celles de réserver l’accès à certains marchés publics à des acteurs européens, comme c’est le cas aux États- Unis où il faut être Américain pour accéder à certains marchés. Aussi, est-il normal qu’un Chinois puisse acheter un port européen, mais que ce soit interdit aux Européens en Chine ? Par ailleurs, certaines autorités publiques, comme l’Anssi, agréent des entreprises via des labels ou des certifications. Cela existe aussi dans le domaine nucléaire ou dans le monde aéronautique. Cela permet de contrôler qui fait quoi, et comment, même pour des prestataires étrangers ou à capitaux non français.

J. C.-U. Le problème est systémique. Il y a un déséquilibre majeur entre un marché ouvert avec une absence d’acteurs systémiques européens sur certains segments. La souveraineté économique est au moins autant un sujet de sécurité économique, que de politique commerciale et de protection du marché européen. Il faut reparamétrer l’appareil de police économique européen pour faire face aux intérêts étrangers. Au niveau communautaire, la notion de souveraineté est pour l’instant plafonnée, car elle reste un objet national, cantonnée juridiquement à des exceptions tolérées par l’Union européenne. L’UE a commencé à investir le champ de la souveraineté économique, mais son émergence comme puissance à part entière est encore sujette à des contraintes géostratégiques internes. Certains États, dont la France, veulent aller plus loin vers une notion de souveraineté économique alors que d’autres sont sur une ligne plus libre-échangiste compte tenu de leur passé marchand, de la structure de leur économie et de la position de leur balance commerciale. Certaines opérations se font en ce moment sur des marchés souverains et stratégiques en pleine consolidation. Les enjeux de domination technologique se jouent maintenant. La fenêtre de tir est courte pour que l’Europe prenne les dispositions qui s’imposent à la fois sur le développement et sur la protection des filières clefs.

"L’Europe doit avoir une approche plus agressive afin de protéger et soutenir ses entreprises" P. Bine, Skadden

P. B. Dans le contexte actuel d’affrontement économique, et face aux enjeux de souveraineté économique européens, l’Europe doit avoir une approche plus agressive afin de protéger et soutenir ses entreprises. Cela passe par un renforcement des leviers à sa disposition dans le domaine des fusions et rachats de sociétés. Des progrès ont été récemment accomplis. Tout d’abord avec la mise en place du mécanisme européen de coopération en matière de filtrage des investissements directs étrangers au sein de l’Union, ensuite avec l’adoption du Digital Markets Act permettant de lutter contre les acquisitions prédatrices dans le secteur du numérique, et l'adoption du règlement européen visant à lutter contre les distorsions de concurrence issues de subventions étrangères. Le renforcement de l’arsenal d’outils disponibles au niveau européen passe par la mise en place d’un contrôle des investissements étrangers à l’échelon européen, centré sur la protection des filières stratégiques européennes, et par la prise en compte des exigences de compétitivité et de souveraineté économique dans le référentiel applicable dans le cadre du contrôle européen des concentrations.

Dans le contexte actuel d’affrontement économique, et face aux enjeux de souveraineté économique européens, l’Europe doit avoir une approche plus agressive afin de protéger et soutenir ses entreprises. Cela passe par un renforcement des leviers à sa disposition dans le domaine des fusions et rachats de sociétés. Des progrès ont été récemment accomplis. Tout d’abord avec la mise en place du mécanisme européen de coopération en matière de filtrage des investissements directs étrangers au sein de l’Union, ensuite avec l’adoption du Digital Markets Act permettant de lutter contre les acquisitions prédatrices dans le secteur du numérique, et l'adoption du règlement européen visant à lutter contre les distorsions de concurrence issues de subventions étrangères. Le renforcement de l’arsenal d’outils disponibles au niveau européen passe par la mise en place d’un contrôle des investissements étrangers à l’échelon européen, centré sur la protection des filières stratégiques européennes, et par la prise en compte des exigences de compétitivité et de souveraineté économique dans le référentiel applicable dans le cadre du contrôle européen des concentrations.

Liste des participants - de haut en bas et de gauche à droite à l'image :

  • Alexia Delahousse, VP Legal, Qonto
  • Pascal Bine, avocat associé, Skadden
  • Joffrey Célestin-Urbain, directeur, Sisse (Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques de la Direction générale des entreprises)
  • Matthieu Creux, président, Avisa Partners

Propos recueillis par Céline Toni

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