Les risques psychosociaux et les maux liés à des conditions de travail bouleversées constituent peut-être la troisième ou quatrième vague dont personne ne parle. Comment, dès lors, s’y préparer ?

Selon l’avis du Conseil scientifique, publié le 3 août dernier, "Se préparer maintenant pour anticiper un retour du virus à l’automne" passe aussi par la prise en compte d’un "nouveau signal". L’instance observe, en effet, que les entreprises sont confrontées "à un ensemble de risques psychosociaux et d’effets différés du confinement" qui peuvent s’installer dans la durée même s’ils se manifestent "de manière parfois peu visible".

Anticiper la prochaine vague

Il faut dire que, ces derniers mois, tous les regards ont été tournés en direction des personnes les plus vulnérables. Ce sont elles qui, dès les premières prémisses de la crise sanitaire, ont été appelées à télétravailler ; elles qui ont justifié le confinement de l’ensemble de la population ; elles encore qui pourraient requérir la mise en place d’une gestion ciblée de l’évolution de la pandémie. Légitimes, la protection des Ehpad et des populations en grande précarité ou l’isolement des personnes à risque figurent toujours parmi les protocoles préconisés par le Conseil scientifique. Mais, le document invite pouvoirs publics, autorités sanitaires, employeurs et citoyens lambda à recentrer, ne serait-ce qu’un instant, leur attention sur ces "masses silencieuses" qui ne souffrent pas moins de la situation. 

Le Conseil explique ainsi que "des expériences personnelles difficiles (…) mal identifiées ou mal reconnues" peuvent donner lieu à des "états pathologiques". Il enjoint les entreprises et les managers à se montrer particulièrement vigilants quant à la considération de "l’investissement très fort" de certains collaborateurs ou au retour sur site de ceux "tenus à l’écart de leurs activités professionnelles". "Mal-être personnel", épuisement, démotivation, état dépressif : autant d’éléments susceptibles d’aggraver des vulnérabilités liées à l’état de santé et de nuire in fine à la qualité de vie au travail. 

Individualiser l’accompagnement

La tâche est rendue compliquée par le refus des personnes de s’entretenir de leurs "petits tracas" avec leur manager, leurs collègues et même leurs proches. Véritables bombes à retardement de la crise sanitaire, observe Léopold Denis, cofondateur de Moodwork, "elles gardent tout pour elles". L’enjeu pour les entreprises consiste, dès lors, à mettre à leur disposition des "cellules de décompression" sans pour autant les infantiliser. En effet, le confinement a consacré l’importance des facteurs individuels sur la qualité de vie au travail (QVT) puisque, dans la période, "c’est sur l’individu que cette dernière a davantage reposé".

Mettre à la disposition des collaborateurs des "cellules de décompression" 

"L’individualisation de l’accompagnement, estime Léopold Denis, requiert un temps d’écoute" durant lequel le manager doit "chercher à s’enquérir de la situation de chacun". Il conseille, et ce d’autant plus que le télétravail risque grandement de se pérenniser, d’ "institutionnaliser, sur un rythme hebdomadaire, cet entretien individuel" qui pourra s’accompagner de moments collectifs pour faire le point sur la manière dont les choses sont vécues. Les cas les plus sérieux nécessiteront peut-être l’intervention de la médecine du travail. Mais, il s’agit surtout de sortir du silence et du déni les collaborateurs, de les rendre acteurs de leur bien-être en leur donnant les outils adéquats. Cela suppose d’aller parfois à l’encontre de réticences, souvent masculines, puisque les hommes, constate Léopold Denis, "s’accordent moins à prendre du recul, à se former sur les thématiques liées au bien-être ou au développement personnel".

Encadrer la flexibilité

L’individualisation doit donc désormais résider au cœur des réflexions menées par les organisations. Cela vaut aussi pour le rythme de travail que les salariés voudraient voir s’adapter à leur mode de vie ou à leurs "chronotypes". La flexibilité des horaires et la maitrise du temps qui en découle ne relèvent pas d’un simple souci de confort. Permettre aux "matinaux" de venir dans les locaux à 8h et de repartir vers 17h, et aux "vespéraux" de travailler de 10h à 19h limite le stress et la fatigue dus au non-respect de "l’horloge interne". Par ailleurs, les entreprises qui étalent les horaires d’arrivée au travail font perdre moins de temps dans les transports à leurs salariés ou les autorisent plus facilement à récupérer après une période de rush, ce qui à terme joue autant sur leur forme, leur santé que sur leur moral.  

"Tout principe d’individualisation fonctionne en binôme avec un principe de responsabilisation".

Néanmoins, prévient Léopold Denis, "tout principe d’individualisation fonctionne en binôme avec un principe de responsabilisation". En effet, l’encadrement de la flexibilité des horaires de travail n’est pas rendu nécessaire par la menace d’anarchie que fait peser sa généralisation sur les entreprises. Il existe, chez les salariés, une forme d’intériorisation de la contrainte qui les poussent, si on leur laisse le choix de leurs horaires, non pas à en "profiter" mais à opter pour un rythme standard. Fixer un cadre s’avère essentiel pour protéger des individus qui ne sont pas à l’abri de faire un burnout ou de se retrouver complètement désynchronisés vis-à-vis du rythme de leurs enfants, conjoints, amis et/ou collègues. Aussi, recommande Léopold Denis, "la flexibilité doit-elle être discutée et choisie des deux côtés".

Changer de paradigme

Si l’adaptation du travail aux contraintes de chacun est ce vers quoi il faut tendre, il rappelle cependant que "la flexibilité ne s’applique pas aussi aisément dans toutes les entreprises". Manière de dire aussi qu’on ne saurait faire l’impasse sur un vrai changement de culture dans les organisations. Le risque est grand, sinon, de creuser un peu plus les inégalités existantes. Une étude conduite par des chercheurs de l’Université Paris-Dauphine montre ainsi que "les horaires flexibles ont pour effet de stigmatiser les femmes quant à leur niveau d’engagement dans l’entreprise". Par ailleurs, l’autonomie concédée au salarié a pour contrepartie l’exercice d’un contrôle renforcé et particulièrement fort pour les femmes.

"Le comportement des managers explique, en grande partie, le sentiment de culpabilité développé par certain.e.s salarié.e.s".

Des formations peuvent apprendre aux managers à se défaire de l’image, ancrée depuis bien longtemps, de collaborateurs profiteurs ou de collaboratrices moins investies. Cela est d’autant plus important que "le comportement des managers explique, en grande partie, le sentiment de culpabilité développé par certain.e.s salarié.e.s". Leur rôle sera donc amené à évoluer, abandonnant l’aspect technique pour se concentrer uniquement sur la gestion des équipes. À condition, toutefois, de définir exactement ce que l’on entend par-là. "Les chartes et les accords liés à la QVT ou au télétravail devront, à l’avenir, donner des pistes d’actions concrètes", recommande Léopold Denis. 

Mesurer la qualité 

Il appelle surtout les entreprises "à ne pas laisser de côté les questions d’ordre pratico-pratique" considérant l’ergonomie des équipements de bureau "maison" comme "la grande oubliée de la crise". Cette dernière a confirmé la porosité toujours plus étroite entre vie professionnelle et vie personnelle. Or, si l’invitation du professionnel au sein du domicile devient la "nouvelle normalité", il s’agira de "sensibiliser les collaborateurs sur l’importance de disposer d’une bonne chaise ou de placer son écran au niveau de ses yeux". Pourquoi, aussi, ne pas imaginer de concevoir des indicateurs mesurant la Qualité de travail à la maison (QTM) ?

L’ergonomie des équipements de bureau "maison" est "la grande oubliée de la crise".

Cette qualité, nous en avons fait l’expérience, dépend de facteurs familiaux, sociaux, immobiliers, géographiques… dont il faudra tenir compte pour construire les nouveaux outils de QVT/QTM. Diversité des individus, diversité des situations, diversité dans l’entreprise : de tout cela, les futures chartes devront être représentatives, ce qui implique de pousser l’effort de co-rédaction par-delà les instances habituellement sollicitées.

Marianne Fougère

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