Quel est le rôle de l’entreprise ? Deux thèses, deux philosophies rivales s’affrontent depuis vingt ans. S’agit-il de servir avant tout ses actionnaires, comme le déclarait Milton Friedman, prix Nobel d’économie ? Ou de servir, outre les actionnaires, les autres parties prenantes que sont les salariés, les clients, les fournisseurs, voire au-delà ?

Aujourd’hui, la seconde thèse s’affirme, les consciences se sont éveillées, les politiques et les indicateurs RSE ou ESG se sont multipliés, chez les investisseurs comme dans les entreprises. Mieux, elle va prendre corps dans le droit: la loi Pacte ­introduira bientôt dans le Code civil la notion de « raison d’être » de l’entreprise, et l’article 1833 posera que « la société doit être gérée dans son intérêt propre en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

Derrière cette profonde évolution, un entrepreneur de génie, John Mackey, fondateur de Whole Foods. Il crée en 1985 son premier supermarché autour de produits sains et bio, et réalise trente ans plus tard un chiffre d’affaires de 13 milliards de dollars. Face à Wallmart, son succès ne tient pas qu’au bio, mais surtout au fait d’avoir bâti une philosophie rénovée de l’entreprise: l’entreprise consciente et responsable. En 2007, il partage dans un livre sa vision d’un capitalisme conscient et les clefs et principes managériaux d’une « entreprise consciente ».

 

En 1970, Milton Friedman, futur prix Nobel d’économie, déclare que la seule raison d’être de l’entreprise est de « maximiser le profit pour ses actionnaires ». Il s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où toute ouverture de l’entreprise vers les salariés et la société peut apparaître comme un pas dangereux vers le communisme. Tout acte de philanthropie avec les deniers de l’entreprise peut être assimilé à un abus de biens sociaux, car contraire à la mission de l’entreprise, qui doit se résumer à maximiser le profit.

En 1984, Edward Freeman fait partie des pionniers à s’inscrire en faux. Il publie Strategic Management: A Stakeholder Approach, où il démontre que l’entreprise peut être mieux gérée en considérant activement les « parties prenantes ». En 1995, Muhammad Yunus, ­fondateur de la première « banque des pauvres », la Grameen Bank, inventeur du microcrédit et prix Nobel de la paix par la suite, conceptualise « l’entreprise ­capitaliste socialement consciente ». Michael Porter, professeur de stratégie de premier plan à la ­Harvard Business School appuiera ces thèses avec le concept de « Shared Value Capitalism ».

La raison d’être, cette étoile du berger, peut guider l’entreprise dans les moments de succès ou dans les passages difficiles

En 2005, surtout, John Mackey, fondateur de Whole Foods, défie Milton Friedman dans un débat sur la raison d’être des entreprises. Puis il partage les fondements du succès de son entreprise en publiant Conscious Capitalism : l’entreprise responsable et consciente. Quels sont les piliers d’une telle entreprise ?

 

Les 4 piliers d’une entreprise consciente et responsable

L’entreprise consciente repose sur quatre piliers, philosophiques autant que pratiques, qu’il convient de synthétiser puis d’analyser.

Le premier est que l’entreprise doit viser sa raison d’être avant le profit. Le profit n’est qu’un moyen, la raison d’être est la finalité plus profonde. Deux choses doivent guider l’action de l’entreprise : la maxime « Purpose before Profit », et ses valeurs fondamentales.

Le second est que l’entreprise doit être organisée pour maximiser la création de valeur avec et pour les parties prenantes (salariés, fournisseurs, clients…). Cela implique une organisation différente.

Le troisième est qu’il faut un ­leadership conscient impliquant le dirigeant et son équipe de managers pour orchestrer cette création de valeur, assurer des équilibres systémiques à court et long terme.

Le quatrième pilier repose sur une « culture d’entreprise consciente ». Il faut pérenniser le modèle de création de valeur en « encodant » celui-ci dans l’organisation de l’entreprise comme dans ses process, notamment de promotion, de recrutement.

 

Premier principe, celui du «Purpose before Profit» impliquant d’identifier sa raison d’être et ses valeurs fondamentales

Toute entreprise a son objectif, implicite ou explicite, de court ou de long terme. Toutefois, verbaliser une « raison d’être » (purpose) lui donne un cap « constitutionnel » et lui permet d’avoir une boussole. Cette raison d’être, cette étoile du berger, peut la guider dans les moments de succès ou dans les passages difficiles. Surtout, l’affirmation nette d’une raison d’être entraîne trois impacts positifs : elle va unifier les efforts, au-delà des silos fonctionnels ou produits. Puis, elle va donner à l’entreprise la force d’une cause et la motivation profonde qu’elle enclenche. Elle va enfin faciliter la hiérarchisation des tâches pour tous.

Quand l’entreprise se rallie autour d’un objectif supérieur, d’une vision, toutes les équipes avancent plus vite, portées par la clarté du but et par une énergie décuplée. La clarté de l’objectif peut aussi inspirer des décisions plus audacieuses, des disruptions ou remises en question porteuses d’efficacité et de sens.

Extraire de la valeur est l’antithèse de la création de valeur

De plus, ce ne sont pas seulement les salariés ou les investisseurs qui verront leur engagement croître. Ce sont aussi les clients, les fournisseurs, les médias et tout l’écosystème de l’entreprise qui organiseront sa relation autour de son identité et de sa raison d’être.

La raison d’être doit être sincère et donner à l’entreprise son identité propre. Cela ne peut être la recherche de la maximisation des profits qui n’est qu’un moyen, non une fin, et qui n’a rien de distinctif. Animer l’entreprise en direction d’un objectif supérieur sera source de bonheur. En effet, le bonheur ne réside pas dans une succession de plaisirs hédonistes, comme l’a montré le célèbre psychologue autrichien Viktor Frankl : le bonheur résulte d’une vie pleine de sens, animée d’un objectif noble. En rendant publique sa raison d’être, l’entreprise attirera plus facilement les personnes qui sont intrinsèquement motivées voire passionnées par cet objectif. Elle permettra aussi aux autres de découvrir une cause digne de s’investir dans un travail ­individuel et collectif.

Pour formuler cette raison d’être, John MacKey recommande le levier de plusieurs questions inspirantes : « Pourquoi notre entreprise existe-t-elle ? En quoi est-elle utile ? Quelle contribution désirons-nous apporter ?

De plus, s’il y a de l’héroïsme dans la raison d’être de l’entreprise, si elle veut réussir à changer le monde, pour le meilleur, elle peut réussir, par la puissance d’un rêve collectif, à réveiller l’héroïsme de chacun. Les succès mythiques de la Silicon Valley (Steve Jobs et l’ordinateur individuel puis Smartphone, Elon Musk et Space X…) sont là pour illustrer le bien-fondé de cette démarche. Il faut avoir le courage de proposer de transcender les étroites préoccupations personnelles, en puisant dans des aspirations universelles.

Enfin, pour unifier l’entreprise et la diversité de ses parties prenantes, internes ou externes, les valeurs fondamentales de la société doivent être énoncées clairement et respectées. Cette « constitution morale », ce pacte social, vient unir et élever chacun, dans un haut degré de performance comme d’engagement moral et de motivation. Elle cimente l’organisation, réduit les frictions internes et oriente les parties prenantes, qui avancent avec plus d’harmonie.

 

Deuxième principe: l’intégration des parties prenantes

Les parties prenantes sont toutes les forces qui exercent un impact sur l’entreprise, ainsi que celles que l’entreprise impacte. L’entreprise consciente les identifie, les respecte, car elle connaît leur niveau d’interdépendance. Surtout, elle devine et connaît l’objectif commun : optimiser la création de valeur pour toutes les parties prenantes.

Dès lors, elle construit et gère cet écosystème de façon à créer avec elles plus de valeur. En cas de conflits, notamment dans le partage de la valeur, être conscient induit de chercher des « situations gagnantes » et non des compromis bancals, ou fondés sur le seul rapport de force. Les solutions de partage de la valeur, grâce à la créativité et au respect dû, doivent rechercher et atteindre l’harmonie d’intérêt, et même l’alignement d’intérêts durables. Sans celui-ci, le business model serait instable.

Question importante : la satisfaction des besoins des principales parties prenantes est-elle un moyen ou une fin en soi ? Les entreprises conscientes font de cette satisfaction une fin en soi, à la différence de la réponse des entreprises traditionnelles.

Il faut à l’entreprise des chefs missionnaires et non des chefs militaires

Les parties prenantes comprennent les clients, les salariés, les investisseurs, les fournisseurs et les distributeurs. Mais il faut considérer aussi les autres parties prenantes que sont les concurrents, le gouvernement, la société et les communautés environnantes, l’environnement.

Si l’entreprise se comporte de manière à « extraire de la valeur » en privilégiant le rapport de force (avec les fournisseurs, les salariés ou l’environnement…), plutôt que d’en « créer », le modèle d’affaires n’est ni sain, ni durable. Autre piège : certains investisseurs peuvent encourager l’entreprise à doper ses profits à court terme. Mais « extraire de la valeur » est l’antithèse de la « création de valeur » pour l’écosystème de l’entreprise. 

Il faut que l’esprit conscient de la direction interdise tout accord avec une partie prenante en position de force (investisseur, salarié, client…) qui viendrait siphonner trop de valeur, et déséquilibrer l’entreprise et ses relations avec les autres parties prenantes. La direction de l’entreprise est garante des équilibres qui fondent l’unité et l’harmonie du système. Elle doit assurer l’équité des relations, la pérennité du modèle d’affaires, et construire un mode de partage de la valeur qui crée un cercle vertueux.

Si chaque partie prenante est traitée avec respect, avec affection, voire « comme un membre de la famille », elle sera aussi prête dans les moments difficiles à faire sa part d’efforts, de sacrifices, voire d’héroïsme pour venir au secours de l’entreprise qui l’a respecté. Ainsi, quand Whole Foods Market a vu une inondation détruire son premier et unique magasin, clients et fournisseurs, mais aussi banque et investisseurs ont relevé leurs manches (et ligne de crédit) pour sauver l’entreprise, parce qu’ils voulaient la voir rebondir.

Les salariés et les investisseurs sont deux parties prenantes particulières. Certains parlent même de « parties constituantes ». Les salariés sont le capital humain de l’entreprise : bien recrutés, bien formés, bien traités, et engagés par rapport à la mission de l’entreprise, les salariés sont le moteur et le cœur quotidien du fonctionnement de l’entreprise. L’argent des investisseurs est certes au travail chaque jour, mais pour les investisseurs diversifiés et liquides (société cotée), l’attention et l’engagement de ceux-ci peuvent être faibles. À l’inverse, les salariés sont engagés chaque jour, mentalement et physiquement, dans leur rôle. Ce ne sont pas des « ressources » mais des sources.

Cette différence fondamentale est bien résumée par John Mackey : « Une ressource est comparable à un morceau de charbon. On l’utilise et il n’existe plus. Une source est comparable au soleil : virtuellement inextinguible, et produisant continuellement de l’énergie, de la lumière, de la chaleur. Il n’existe pas de plus puissante source d’énergie créatrice dans le monde qu’un être humain motivé. »

Fonder des relations durables et équilibrées est aussi le principe directeur des relations avec les autres parties prenantes. Il faut que celles-ci soient inspirées et intéressées voire passionnées par l’entreprise et sa raison d’être, qu’il s’agisse des investisseurs ou des parties prenantes du cercle extérieur (communautés environnantes, fournisseurs, médias, gouvernement, voire concurrents...). Chez Whole Foods, une « déclaration d’interdépendance » a permis de rendre conscient que le futur se construit avec son écosystème.

 

Troisième principe: un leadership conscient

Il faut à l’entreprise des chefs missionnaires et non des chefs militaires. Les entreprises conscientes sont pilotées et animées (« animus » : l’âme) par des leaders ayant une forte intelligence émotionnelle, mais aussi spirituelle, c’est-à-dire un vrai courage moral.

Il faut des leaders portés par des qualités aussi bien « masculines » (ambition, compétitivité,…) que « féminines » (bienveillance, compassion, coopération,…), relevant du cerveau droit. Leadership et management ne sont pas synonymes : les leaders s’attachent à porter des transformations complexes, à construire et rénover. Les managers s’appliquent à l’efficacité et l’exécution.

Autre caractéristique, les leaders ont une pensée systémique, qui leur permet de penser ce qui n’existait pas avant, ce qu’on disait impossible. Ils ont besoin de grands managers pour fonctionner, car l’équilibre des deux fonctions est fondamental : « Un management excessif sans leadership mène à une trop grande stabilité, un repli sur soi. Un leadership excessif sans management suffisant est tout aussi dangereux », explique John Kotter.

Les aptitudes des grands leaders résident dans l’intégrité, dans la capacité à faire grandir les autres, dans l’art de rallier autour d’un objectif partagé et porteur de sens, ainsi que dans la capacité à faire des choix moraux difficiles. Les leaders savent écarter la peur, intérieure et personnelle, comme les peurs collectives, par leur sang-froid, leurs décisions, et instaurer la confiance dans tout environnement. La bienveillance et l’amour, pour leurs équipes et leur cause sont un guide puissant.

 

Quatrième principe: une culture et un management conscients

Peter Drucker affirmait « Culture eats Strategy for breakfast », pour souligner qu’une stratégie non alignée avec la culture d’entreprise n’avait aucune chance de réussir. « La culture est une puissante force invisible, et nous devons la gérer très consciemment », affirme John Mackey. C’est « le plus grand facteur de persuasion coercitif de la société » souligne Edgar Schein, grand spécialiste des organisations.

En codifiant ses valeurs dans ses process clefs (recrutement ciblé, évaluations annuelles, politique de promotion,…), l’équipe de direction peut construire une culture affirmée plutôt qu’implicite, qui devient un véritable élément différenciateur. Les cultures conscientes promeuvent la décentralisation, la valorisation et la collaboration.

Les sept caractéristiques des cultures conscientes ont pour point commun de générer de l’énergie positive. En premier lieu, Il s’agit de la confiance, interne comme externe, horizontalement comme verticalement. En second lieu, la responsabilité, fondement de la confiance, permet la décentralisation, l’autonomisation : chacun sait que l’autre sera fidèle à ses promesses. En troisième lieu, la sollicitude véritable, qui fonde de belles relations entre les parties prenantes. En quatrième et cinquième lieux, la transparence et l’intégrité sont fondamentales : excuser des erreurs de jugement est possible, mais pas des dissimulations ou des fautes morales lourdes. En sixième axiome, la loyauté est le corollaire d’une « mentalité relationnelle » forte, qui génère de l’engagement, notamment dans les moments difficiles. Enfin, l’égalitarisme des droits au respect, à la différence, permet d’éviter tout système de classe séparant dirigeants et employés. 

La direction de l’entreprise, comme les salariés, après avoir donné le cap avec une raison d’être forte, doivent donc développer le cadre, c’est-à-dire les structures, les process, les modèles d’affaires et stratégies qui vont permettre de fonctionner comme une entreprise consciente, créant plus de valeur avec l’appui des parties prenantes. Plusieurs études montrent la performance financière supérieure des entreprises conscientes, sur 5, 10 et 15 ans, notamment dans l’ouvrage « Firms of Endearment: How World Class Compagnies profit from Passion & Purpose ».

En conclusion, avec un brin d’humour et de sagesse, il est possible d’affirmer que la Conscience fait 45 centimètres : c’est la distance qui sépare la tête et le cœur. Les dirigeants doivent unir leur cœur à leur cerveau, grâce à l’intelligence émotionnelle. 45 cm est la distance la plus longue, mais la plus belle, à parcourir pour un être humain.

Pierre-Étienne Lorenceau

 

Remerciements et crédits :

Ce dossier et ce texte doivent beaucoup aux équipes inspirantes de Leaders League. Par ailleurs, ils sont le fruit d’une expérience personnelle comme chef d’entreprise & fondateur de Leaders League, où nous faisons en sorte d’être chaque jour plus conscients et responsables. Enfin, le livre « Conscious Capitalism » dont est inspiré fortement le dossier, mérite d’être crédité et de recevoir la plus grande attention des dirigeants et managers qui nous lisent. Il mérite d’être à votre Panthéon des sources crédibles de transformation, par sa capacité à combiner inspiration et caractère pratique. Un livre qui nourrit le cœur, l’esprit et le pouvoir d’agir pour changer le monde.

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