Au premier trimestre, les financements des start-up françaises ont fondu de 73 %. Les entreprises éprouvent davantage de difficultés à trouver des investisseurs disposés à mettre au pot uniquement en s’appuyant sur leurs belles croissances réelles et potentielles. Toutefois, la fin de l’argent "facile" et des valorisations stratosphériques n’est pas forcément mauvaise pour la pérennité de ces sociétés.

En avril, Ynsect annonce une levée de fonds de 160 millions d’euros. Un joli tour de table à l’heure où les financements dans les start-up se tarissent. L’entreprise spécialisée dans l’alimentation durable à base d’insectes peut se targuer d’avoir réuni 625 millions d’euros depuis sa création en 2011. Pourtant, tout n’est pas rose pour le géant français qui, au même moment, prévoit un plan de restructuration. Afin d’atteindre plus rapidement la rentabilité, la société fait le choix de concentrer ses forces dans les activités les plus rémunératrices et de se séparer de collaborateurs aux Pays-Bas, où elle ferme un centre de production, et en France, majoritairement sur des fonctions support. Cette stratégie relève, certes, d’une décision individuelle mais reflète les exigences actuelles du marché : les investisseurs misent sur des entreprises capables de prouver que leur modèle est viable et leur "croissance rentable", selon l’expression désormais consacrée.

Si les start-up ont connu des années fastes entre 2020 et 2021 en attirant les investisseurs séduits par de nouveaux projets, la situation a commencé à se retourner en 2022 et la tendance ne fait que se confirmer. Au premier trimestre, les financements des start-up françaises ont baissé de 73 % à 1,118 milliard d’euros par rapport à la même période l’an passé, selon une étude publiée en avril par Newfund. "L’une des explications est la quasi-absence de levées de plus de 50 millions d’euros, elle-même liée au retrait quasi complet des acteurs américains", est-il précisé dans le document. 

Entre 2021 et 2022, les fonds américains représentaient 40 % des montants investis dans les start-up françaises, en 2023, leur participation a chuté et atteint moins de 5 %. Pour ne rien arranger, l’étude relève "un décalage entre la réalisation effective de la levée de fonds et son annonce : le retrait (des investisseurs) devrait se confirmer au cours des prochains mois, au vu de l’activité du premier trimestre."

Un retournement bienvenu ? 

"La chute des valeurs technologiques sur le Nasdaq et la hausse des taux ont entraîné un repli rapide et important des investisseurs américains sur leur marché domestique", explique François Collet, general partner chez Isai, qui comptabilise "moins de levées de fonds de série B, C, ou D parce que les investisseurs n’arrivent pas à savoir quelle est la bonne valorisation pour les entreprises.En outre, il souligne les nombreux excès des années 2020 et 2021. La raison ? "Les hedge funds ont proposé ou accepté des valorisations trop élevées et des hypothèses de business plans difficilement tenables." Et de conclure : "La correction que nous connaissons actuellement me paraît saine."

"L’une des explications de cette baisse est la quasi-absence de levées de plus de 50 millions d’euros"

Cette correction devrait permettre aux entrepreneurs de souffler, eux qui étaient tenus d’afficher des niveaux de croissance extrêmement élevés et des plans très ambitieux pour répondre aux standards de l’époque. Elle est aussi l’occasion pour des fonds comme Isai de revenir sur des deals qui étaient devenus intouchables, les valorisations ne paraissant plus raisonnables. Ce qui crée des opportunités d’investissement. Depuis le début de l’année, Isai a participé à quelques beaux tours de table comme ceux de Primemoov (10 millions de dollars) et Datadome (42 millions de dollars). Le fonds note toutefois que moins de dossiers de qualité lui parviennent, probablement parce que les entreprises qui souhaitent encore bénéficier de belles valorisations ne veulent pas se confronter tout de suite au marché. "Certains entrepreneurs n’ont pas encore atterri, d’autres ont compris qu’ils devaient lever moins", explicite François Collet.

Une gestion plus saine 

À l’image d’Ynsect, le retournement va également pousser les entreprises à repenser leur stratégie. "Le retour à des volumes de financements proches de ceux de 2019 va s’accompagner de restructurations et d’ajustements dans le fonctionnement des scale-up [sociétés en phase d’accélération, ndlr] qui devront se passer de nouveaux financements externes", précise l’étude de Newfund. Si certaines entreprises attendent le retour à des jours meilleurs pour lever à nouveau, d’autres profitent des montants déjà en poche pour travailler sur une gestion plus saine de leurs deniers.

Les start-up "ont amassé un trésor de guerre et peuvent voir sereinement arriver la récession", précise François Collet. Elles vont profiter de l’argent levé jusque-là pour atteindre la rentabilité, mais cela oblige certaines à licencier. D’où des effectifs appelés à fondre, que ce soit au sein des Gafa ou des jeunes entreprises. Il faudra également revenir aux fondamentaux. "Les entreprises sont amenées à ajuster leur stratégie et à mieux piloter leurs dépenses, estime Vincent Deltrieu, partner chez Innovacom. Cela peut être l’occasion pour les dirigeants de faire le point !"

Les fonds souffrent d’ailleurs davantage que la tech elle-même selon Innovacom. "La French tech se porte beaucoup mieux que les investisseurs de la French tech, note François Collet. Ce qui pourrait aider, c’est que le mouvement des M&A reprenne afin que les fonds retrouvent de la liquidité sur certaines lignes, que l’argent puisse tourner."

Digital versus deeptech 

Pourquoi certains secteurs, comme le digital, semblent-ils davantage souffrir que d’autres ? En partie parce que le numérique permettait aux investisseurs venus d’Amérique du Nord de placer leurs liquidités dans des business "disposant de métriques visibles", selon Vincent Deltrieu. "Par ailleurs, la démocratisation du capital-risque vers d’autres acteurs comme les business angels, qui n’étaient peut-être pas forcément aculturés à des sujets scientifiques, ont fait que le digital, où les perceptions du risque sont moins importantes, a plu."

"La French tech se porte beaucoup mieux que les investisseurs de la French tech"

En revanche, des sujets comme celui de la deeptech, dans lequel est spécialisé Innovacom, étaient et restent sous-financés. Car il s’agit de domaines qui ne seront rentables que sur le long terme, qui nécessitent de lourds investissements et que les investisseurs classiques maîtrisent moins. Citons Exotrail, une start-up spécialisée dans la logistique spatiale qui a néanmoins réalisé un tour de table de 54 millions d’euros en début d’année notamment avec Innovacom. Si la levée est belle, son CEO, Jean-Luc Maria, ne cachait pas les difficultés du secteur à trouver des investisseurs. Mais quand les entreprises décollent, les contrats se révèlent très lucratifs et les brevets défendables sur le long terme.

Moins de concurrence avec les investisseurs américains peut-il être l’occasion pour les entreprises hexagonales de demeurer sous pavillon français le plus longtemps possible ? Le débat est moins binaire que cela. Les fonds hexagonaux estiment que l’on peut difficilement se réjouir du retrait des liquidités étrangères. La French tech doit rester attractive aux yeux de tous. En revanche, il est nécessaire de continuer à travailler sur la souveraineté digitale et industrielle européenne. 

Ce n’est pas Cédric O, l’ancien secrétaire d'État chargé du Numérique, qui dira le contraire. "Lever beaucoup d’argent pour dominer son marché est temporairement plus compliqué, mais ce sont les ordres de grandeur qui changent, pas les sous-jacents : les marchés numériques ont tendance à se concentrer, et celui qui lève le plus d’argent a le plus de chance de gagner que les autres, écrivait-il en avril sur LinkedIn. Et si l’Europe ne veut pas être sur le menu, elle doit être à la table." En attendant, ce sont les tours de table financiers qui donne le la.

Olivia Vignaud 

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