Mardi 7 novembre 2023. C’est le deuxième jour du procès d’Éric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République (CJR). Les magistrates Katia Dubreuil et Céline Parisot reviennent sur les circonstances de la plainte commune que leurs syndicats respectifs ont déposée contre le ministre en décembre 2020. En face, les avocats du garde des Sceaux fustigent ces "faux témoins" et leur approche de la notion de conflit d’intérêts.

.La foule patiente encore devant l’entrée de la salle où se tient le procès du ministre de la Justice. Le public est venu pour écouter les témoignages des deux magistrates qui ont signé la plainte portée contre Éric Dupond-Moretti en décembre 2020 au nom de leur deux syndicats respectifs. Katia Dubreuil, ex-présidente du Syndicat de la magistrature, et Céline Parisot, présidente à l’époque de l’Union syndicale des magistrats (USM), comparaissent en tant que témoins devant la Cour de justice de la République (CJR) pour relater la chronologie des faits et l’évolution de leur position depuis la nomination du garde des Sceaux.

Selon Katia Dubreuil, première auditionnée, il y a d’abord eu l’enthousiasme. "Ça pouvait être une personne qui pouvait faire bouger les lignes. Pour les prisons, la procédure pénale, la cour d’assises." Elle se souvient du Syndicat de la magistrature qui se sentait "en phase" avec ce nouveau ministre. Elle évoque d’ailleurs dans la tribune publiée dans Le Monde du 10 juillet 2020 : "Éric Dupond-Moretti défend avec constance la présence du peuple français dans les cours d’assises, un meilleur équilibre de la procédure pénale (…)." Jacqueline Laffont, l’avocate du ministre de la Justice, pour qui ces témoins-plaignantes sont presque de "faux témoins", tempère : le papier du 10 juillet 2020 qualifie également de "préoccupante" et d’"inquiétante" la nomination de celui qui se trouve aujourd’hui jugé pour prise illégale d’intérêts. Quant à Céline Parisot, sa position était claire dès le 6 juillet 2020 : "Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c'est une déclaration de guerre à la magistrature."

"La phrase sur la cuisine est une référence humoristique à mon hédonisme"

Quand le président de la CJR interroge les témoins sur l’emploi de la formule "déclaration de guerre", Céline Parisot invite les juges à se replacer dans le contexte : c’est "un avocat qui n’apprécie pas les magistrats" et "qui l’écrit dans ses différents livres". Et d’en lire quelques passages choisis : "Race de magistrats" ou "Il existe de grands juges mais c’est le troupeau qui est petit", ou encore "J’ai davantage confiance dans la cuisine de mon pays que dans sa justice". Ce à quoi l’Acquittator répond que la magistrate a "pioché" des phrases. "La phrase sur la cuisine est une référence humoristique à mon hédonisme". Il dira par ailleurs au cours de l’audience s’être "entendu merveilleusement avec certains magistrats". Moins avec d’autres, notamment Édouard Levrault, juge détaché à Monaco, Eliane Houlette, et deux des sept juges chargés de l’enquête "306", Ulrika Delaunay-Weiss et Patrice Amar.

"Jamais je n’aurais pensé au cours de ma carrière déposer une telle plainte"

Tous sont les protagonistes des affaires qui ont mené les syndicats de magistrats à tirer la sonnette d’alarme. Des affaires qui concernaient Éric Dupond-Moretti, l’avocat, et qui ont incité Éric Dupond-Moretti, le ministre, à lancer des enquêtes administratives pour de potentiels manquements déontologiques de la part des juges. Katia Dubreuil explique que la plainte constituait le dernier recours, après les alertes lancées au ministre de la Justice lui-même et les courriers envoyés au Premier ministre, au président de la République et à la Commission européenne. Elle rappelle également la déclaration d’Éric Dupond-Moretti en novembre 2020 sur BFM TV selon laquelle la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique n’avait décelé aucun risque de conflit d’intérêts. Les syndicats avaient alors pris contact avec le président de l’Autorité qui leur avait indiqué, en décembre, ne pas s’être encore prononcé sur la question. Pour sa part, Céline Parisot affirme que "jamais [elle] n’aurait pensé au cours de [sa] carrière déposer une telle plainte. C’était un acte grave, un acte sans précédent pour l’USM. Mais nécessaire pour replacer le droit au centre du débat".

La rencontre entre un intérêt privé et un intérêt public

Selon Katia Dubreuil, dès le 24 septembre, les magistrats se mobilisent pour dénoncer la situation : 105 juridictions sur les 134 tribunaux et 36 cours d’appel de France font voter des motions lors d’assemblées générales extraordinaires. La magistrate souligne que parmi les votants, figure Xavier Ronsin, l’actuel conseiller justice du président de la République. Une manière de dire que les syndicats n’étaient pas les seuls à s’inquiéter du risque de conflit d’intérêts, notion au cœur des débats.

Pour Jacqueline Laffont, les adversaires d’Éric Dupond-Moretti ont adopté une approche de la notion de risque de conflit d’intérêts qui leur est propre. "D’autres n’ont pas pensé la même chose" dit-elle en visant l’armée de conseillers justice du gouvernement. Et son client d’affirmer : "Personne, entendez-moi bien, ne m’a dit “conflits d’intérêts. Ni les conseillers de justice de Matignon, ni les conseillers du Président, ni mon administration. Je dis bien : personne. Et pour moi : je ne suis plus avocat, je n’ai strictement aucun intérêt." Mais l’ex-présidente du syndicat des magistrats considère les dispositions du décret de 1959 limpides. Ce texte prévoit que "le ministre qui estime se trouver en situation de conflit d'intérêts en informe par écrit le Premier ministre en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions". Céline Parisot résume : "Un intérêt privé et un intérêt public qui se rencontrent". Selon leur thèse, dès lors que le ministre de la Justice a pris connaissance des affaires dans lesquelles il était impliqué en qualité d’avocat, le stade de risque est dépassé et le garde des Sceaux se trouve en situation de conflit d’intérêts. Il doit alors se déporter.

Juge et partie

Pour Céline Parisot, c’est le ministre qui n’a pas "intégré" la notion. Elle illustre son propos lors de cette fois où Éric Dupond-Moretti répond à une question posée au Premier ministre par Laurence Rossignol sur George Tron, l’ancien maire de Draveil, condamné pour viol et qu’il avait défendu. Il aurait dû se taire, selon la magistrate. "Oh la belle affaire, ça vaut une plainte au pénal" rétorque l’ex-avocat, qui ne voit pas de mal à répondre à une question dont il a la réponse. Dans une vidéo diffusée sur Facebook le 12 octobre 2020 et intitulée "Face au mur des non, parlons conflits d’intérêts", il explique que "pour qu’il y ait conflit d’intérêts, il faut être juge et partie". Et tout en rappelant le contexte de l’enquête "306", il poursuit : "Partie je l’ai été et je ne le suis plus. (…) Juge je ne l’ai pas été davantage et je ne le serai pas." Katia Dubreuil décrypte : son exposé ne correspond pas à la définition légale du conflit d’intérêts.

Autre point chaud durant les échanges : la remontée d’informations. Si pour Éric Dupond-Moretti celles-ci "sont un véritable fantasme ; car celui à qui on remonte le plus de choses c’est le ministre de l’Intérieur", il en va autrement pour les deux témoins qui ont lancé l’alerte sur le sujet, dès sa nomination.  Les deux magistrates se demandent encore ce qui s’est passé pendant les trois mois écoulés avant la mise en place d’un filtre lors de la remontée des informations relatives à des dossiers de l’ancien avocat.

Humour corrosif

L’animosité historique qui pointe sur les relations du ténor avec les syndicats de magistrats est palpable. Une pente sur laquelle se risque l’avocat Rémi Lorrain avec le rappel d’une plainte des syndicats de magistrats en 1975 contre un ministre de la Justice. Pour faire la démonstration d’une défiance originelle des juges à l’égard du gouvernement. "Pour le coup je n’étais pas née", s’amuse Katia Dubreuil. Quelques rires fusent dans la salle. Puis Rémi Lorrain évoque l’affaire du Mur des cons, pour lequel la présidente du Syndicat de la magistrature, Françoise Martres, a été condamnée pour injures publiques. Katia Dubreuil répond que finalement, les magistrats partagent avec le ministre cet humour corrosif.

Les débats de ce procès hors normes se poursuivront jusqu’à la mi-novembre.

Anne-Laure Blouin