Les entreprises et les recruteurs misent tout sur les "talents". Mais ceux qui font tourner une organisation ne sont pas toujours ceux auxquels l’on pense spontanément affirme Philippe Silberzahn, docteur en management et enseignant à l’EM Lyon.

Décideurs. D’où la notion de talents vient-elle ?

Philippe Silberzahn. Elle est née dans les années 1990- 2000 à partir d’une étude de McKinsey. Le cabinet de conseil y expliquait que tous les collaborateurs peuvent être des entrepreneurs qui innovent au sein des organisations. Pour que les entreprises se renouvellent, elles ont besoin de ces entrepreneurs en interne. Cette idée a aussi été théorisée par l’Américain Gary Hamel, président-fondateur du cabinet Strategos. Ce qui est intéressant, c’est qu’il prend l’exemple d’Enron qui en avait fait le cœur de sa stratégie en laissant aux stars du trading qu’elle recrutait la liberté de créer de nouvelles activités. Or, le groupe a fait faillite car tout cela n’était en réalité qu’un château de cartes. Il est néanmoins resté de tout cela la notion de guerre des talents et des entreprises qui se battent pour avoir des super-héros entrepreneurs.

En quoi cette façon de considérer les talents peut-elle constituer un problème ?

Le problème n’est pas de parler de talents. Le problème, c’est ce que l’on met derrière cette notion. Souvent, il y a l’idée que le talent est très individuel alors qu’une entreprise a besoin de s’inscrire dans le collectif, même si elle regroupe des individualités. Au fond, le talent, c’est l’équipe, comme au sport. On peut avoir des athlètes très forts individuellement mais qui ne se montrent pas performants collectivement. Les meilleures équipes ne sont pas celles où se trouvent les meilleurs talents. Les entreprises qui vont leur proposer, par exemple, des programmes dédiés, vont leur donner l’impression qu’ils sont supérieurs au reste de l’organisation, etc. Ce qui peut les amener à croire que les autres ne comptent pas beaucoup.

"Beaucoup d’organisations s’améliorent grâce à des personnes qu’on ne considère pas comme talentueuses "

Quels genres de profils les entreprises privilégient-elles ?

Cela dépend des entreprises mais l’erreur consiste à mettre en avant les bons élèves qui n’ont jamais échoué sur un projet. Or, la meilleure façon de ne pas échouer, c’est de ne pas prendre de risques. On privilégie les gens prudents qui ne sont pas sur le terrain quand ça se passe mal et qui se montrent très politiques. On choisit des personnes dans le moule, ce qui engendre du conformisme alors même qu’on cherche l’innovation. Il n’est pas idiot de recruter des gens conformistes. Une entreprise ne peut pas fonctionner qu’avec des révolutionnaires. Mais elle doit aussi savoir se réinventer.

Les vrais talents seraient alors les petites mains, les personnes invisibles ?

On connaît tous des gens talentueux qui font tourner la boutique et ne se retrouvent pas sur le podium. Ce sont eux les vrais patriotes de l’entreprise. Beaucoup d’organisations s’améliorent grâce à des personnes qu’on ne considère pas comme talentueuses. Certaines sont là depuis longtemps. Les autres, ce sont des mercenaires qui iront peut-être ailleurs dès lors qu’ils auront une meilleure offre car on leur a fait comprendre qu’ils avaient une certaine valeur.

Propos recueillis par Olivia Vignaud