Auteur de "Liberté & Cie" et du "Leadership sans ego", conférencier, conseiller de dirigeants et professeur à l'ESCP Business School, Isaac Getz a co-conçu le concept d’entreprise libérée. Celle dans laquelle les salariés bénéficient d’une liberté totale, encadrée par des règles définies collectivement. Retour sur ce mode de leadership.

Décideurs. Qu’est-ce qu’une entreprise libérée ?

Isaac Getz. Ce concept a été défini dans notre ouvrage avec Brian M. Carney Freedom, Inc., publié aux États-Unis en 2009 et dans mon article académique de la même année. La définition en est la suivante : c’est une entreprise dans laquelle la majorité des salariés jouissent à la fois de la liberté et de la responsabilité de l’action qu’eux-mêmes – pas leurs supérieurs ou les procédures – estiment être les meilleures pour l’entreprise. Ils bénéficient d’une liberté totale tout en assumant le respect de contraintes classiques de sécurité, de qualité, etc.

Au sein des entreprises, qui peut être à l’initiative d’un tel mode d’organisation ?

Différents acteurs. Il s’agit souvent des DRH, qui se préoccupent du bien vivre au travail et qui ont conscience qu’on n’arrive plus à garder les gens avec un chèque ou des yaourts bio. Certains restent malgré tout car ils ont 40 ans, deux enfants et un prêt à rembourser, mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont engagés dans leur entreprise. Le sujet peut être aussi amené par les salariés, même les syndicats. Toutefois, la seule personne qui ait le mandat pour décider de transformer le mode organisationnel, c’est le numéro un. Il doit être convaincu, tout comme son conseil d’administration, que le mode d’organisation traditionnel fondé sur la subordination et le contrôle présente davantage d’inconvénients que de bénéfices. Dans les grands groupes, il s’agit de transformer quelques entités, voir si cela fonctionne puis lancer une autre vague. Mais quand on ne lance qu’une seule entité, passer à une autre, surtout bien plus grande, échoue souvent.

Y a-t-il des traits communs aux dirigeants que vous avez rencontrés qui adoptent le principe de l’entreprise libérée ?

Tout d’abord, il faut être un leader authentique car les gens doivent vous suivre non par obligation mais volontairement. Être un chef, avoir un poste, ne suffit pas pour que vos collaborateurs reconnaissent en vous leur leader. Ensuite, pour commencer à bâtir une organisation fondée sur la confiance, ce dirigeant doit abandonner son ego qui, par la force des choses, est généralement assez fort. Or, vous ne pouvez pas dire : on va transformer notre entreprise en nous reposant sur l’intelligence de tous mais c’est moi le plus intelligent. Enfin, ces dirigeants aiment les gens, prennent le temps de leur dire bonjour, de leur demander comment ils vont et de les écouter. On ne suit pas un fantôme qui prend son propre ascenseur dans un sous-sol et monte au dernier étage.

"Quand vous donnez à quelqu’un la liberté d’agir, ce n’est pas pour le contrôler"

Vous considérez qu’il n’existe pas de méthode pour mettre en place l’entreprise libérée. Que conseillez-vous aux dirigeants comme point de départ pour mettre en œuvre leur transformation ?

Les entreprises doivent être dans une logique de co-construction mais il n’y a effectivement pas de méthode. Si le dirigeant abandonne son ego, alors il ne peut pas dire qu’il sait comment la transformation doit être menée. Il peut néanmoins partager ses constats sur les inconvénients du mode organisationnel actuel pour ouvrir la discussion sur sa transformation. Celle-ci doit se faire pour et avec les gens, avec leur adhésion. La transformation, la libération de l’initiative et de la responsabilité se font partie par partie de l’entreprise. En revanche, cette libération vise 100 % de l’entreprise à terme.

Et le contrôle dans tout ça ?

Quand vous donnez à quelqu’un la liberté d’agir, ce n’est pas pour le contrôler. Il existe des contraintes légales, de sécurité, etc. dont tout salarié doit tenir compte. Mais on ne doit pas faire du Lénine, inventeur de "la confiance n’exclut pas le contrôle". Ça rendrait les gens schizophrènes. Quant au risque d’erreur il existe, pour toute action et pour tout le monde. Est-ce que le dirigeant n’a jamais fait d’erreur, a eu toujours 20 sur 20 à l’école et n’est jamais tombé de vélo ? La culture en France, c’est le zéro risque. Mais dès qu’on marche, on peut trébucher. Pour libérer l’action de ses collaborateurs, le dirigeant doit faire confiance et apprendre à vivre avec vulnérabilité. C’est difficile, mais une entreprise résiliente, réactive et innovante est à ce prix. 

Propos recueillis par Olivia Vignaud