Depuis la réforme des retraites, l'emploi des seniors redevient un sujet central des politiques RH. Toutefois, l'âgisme demeure l'un des principaux facteurs de discrimination dans le monde du travail. Caroline Sarrot-Lecarpentier a fondé en 2021 un cabinet de conseil en communication intergénérationnelle, ICI. Le point sur la situation de l'emploi des seniors en France.

Décideurs. En France, l'âgisme demeure l'une des premières discriminations à l'embauche. Quels sont les stéréotypes qui ont conduit à cette situation ?

 Caroline Sarrot-Lecarpentier. Les préjugés envers les seniors au travail en France ont une raison historique. Après le choc pétrolier, les entreprises ont été contraintes à recruter davantage des jeunes pour pallier le chômage de masse. Il fallait faire de la place… C’est à ce moment- qu’ont été créés les programmes de préretraite qui ont certainement renforcé l’idée selon laquelle à partir de 50 ans, il n’y avait plus de perspectives de carrière. Cette idée fut d’ailleurs incarnée par le propos de Jacques Séguéla en 2009 : "Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a raté sa vie."

 Avec la réforme de la retraite de 2023, peut-on imaginer que la situation évolue ?

Étant donné que nous allons travailler plus longtemps, il sera nécessaire de changer nos modes de fonctionnement. Cependant, cela exige un changement de paradigme. Au sein des grandes écoles, on inculque aux jeunes l'impératif de la performance, sans aucune sensibilisation quant à leur relation avec les aînés. La tendance est de favoriser l'outrecuidance dès 25 ans, faisant croire que très jeune, on peut révolutionner le monde. 

 Nous oublions le rôle des aînés qui est de transmettre le savoir…

Attention, il faut abandonner l'idée que le rôle des seniors se résume à la transmission. Par exemple, l'idée de décerner des médailles du travail semble maladroite. On récompense la carrière passée sans tenir compte des dix, voire quinze années, qu'il reste à la personne à travailler. À 50 ans, on peut encore innover et créer. Plutôt que de considérer les seniors comme des sachants devant transmettre leur savoir aux jeunes, nous pouvons les positionner davantage comme des mentors ou des sparring partners.

"Au sein des grandes écoles, on inculque aux jeunes l'impératif de performance, sans aucune sensibilisation quant à la relation avec les aînés"

 Nos politiques de formation professionnelle pèchent-elles par trop de jeunisme ?

Hop

 En effet, le taux de formation diminue à partir de 55 ans. Le savoir accumulé par les seniors est une ressource à exploiter, à faire fructifier et à préserver. Certaines entreprises développent des programmes exemplaires à cet égard : Total, par un upskilling permanent, et La Poste, par un réseau de "passeurs" et de formateurs en interne. Ils favorisent ce regard croisé jeune/senior qui est essentiel.

Concrètement, que conseillez-vous aux entreprises de mettre en place ?

En premier lieu, de sensibiliser l’ensemble du collectif à la collaboration intergénérationnelle comme levier de performance opérationnelle. Avec des chiffres et des exemples en France et dans le monde. C’est le sens des conférences que je donne actuellement. J’y aborde trois thèmes avec des méthodologies concrètes. La transmission : aucune personne ayant un poste stratégique au sein d’une entreprise ne devrait partir sans qu’il y ait eu un temps de transmission. Ensuite, le mentoring : trop de programmes sont réservés aux managers à haut potentiel (5% des effectifs), souvent top-down. J’invite les dirigeants à développer un programme de mentoring réciproque, bénéfique aux deux personnes engagées, ouvert à tous sur la base du volontariat. Chacun a le pouvoir d’agir dans la chaîne de valeur. J’y vois deux bénéfices : l’acculturation : se souvenir de l’histoire de l’entreprise n’est pas anodin. Prenons l'exemple du discours d'Antoine Riboud chez Danone, qui a marqué les esprits pendant plusieurs générations en mettant en avant la responsabilité d'entreprise. Si personne ne transmet ce savoir chez Danone, comment se souvient-on de la vision du groupe qui fait son identité ? Le transgénérationnel, c'est cela : maintenir vivantes les énergies du passé et non les archiver.

Enfin, la performance opérationnelle : le partage de bonnes pratiques, d’entraide et d’interactions relationnelles fonde le vivre ensemble d’une société. Il s’agit de créer des ponts entre générations en croisant les expériences et les compétences de chacun, pour qu’elles bénéficient à tous. Et enfin l’innovation : il s’agit d’un programme conçu comme un laboratoire d’innovation intergénérationnel. L’idée est de réunir des collaborateurs volontaires, tous âges confondus, multi-compétences et multi-métiers et de les faire réfléchir sur l’un des enjeux de l’entreprise, qu’il soit d’ordre organisationnel ou tourné autour d’un nouveau produit ou d’un service. C’est mettre autour de la table toute l’expérience et les connaissances de cinq décennies au service de la créativité. C’est cela l’Intelligence collective intergénérationnelle (ICI).

Propos recueillis par Elsa Guérin