Les Gisèles, projet créé en mars 2023 au sein du cabinet de coaching d’avocats LEXD, redonne aux avocates les clés de leur légitimité professionnelle dans un secteur où la faille de genre est profonde. Clémence Léturmy et Anne-Séverine Le Doaré, deux anciennes avocates devenues coachs associées de LEXD, sont à l’origine de cette initiative.

 Décideurs. Quelles sont les problématiques qui touchent les avocates et que vous avez voulu traiter à travers la création des Gisèles ?

Clémence Léturmy. Les avocates sont payées 50% de moins que les avocats : c’est un fait établi, notamment par les rapports officiels comme celui du Conseil national des barreaux année après année. Tout le monde le sait, mais rien d’efficace n’est mis en place dans les cabinets ou au niveau des instances. En plus de cette différence de rémunération, et bien qu’elles soient plus nombreuses à obtenir le barreau, les femmes sont sous-représentées dans les cabinets parce qu’elles quittent la profession au moment où leur carrière pourrait progresser. Cet exode a lieu entre 30 et 40 ans, souvent avant même d’être entrées en parentalité, dès la grossesse, où émerge la croyance qu’ambition professionnelle et vie parentale sont incompatibles. Régulièrement, dès que se dessine le projet de fonder une famille, avant même de tomber enceinte, une femme avocate va s’interdire d’imaginer une carrière en croissance et va s’autocensurer.

L’autocensure dont vous parlez provient-elle donc une croyance ou est-elle le reflet d’une réalité ?

La pression pour devenir associée est forte dans les cabinets : il s’agit d’une étape clé pour donner la preuve de ses qualités professionnelles. Or, les promotions professionnelles vers ce grade ont lieu précisément au moment où les femmes deviennent mères : elles quittent dès lors la profession, qui les met souvent en échec par cette concomitance d’échéances.

Ce qui nous a poussées à agir en créant Les Gisèles est la différence de conséquence qu’a la parentalité selon les genres : alors même que les hommes aussi deviennent pères autour de ces âges, je n’ai jamais entendu un avocat me dire qu’il ne pouvait pas devenir associé parce qu’il s’apprêtait à devenir père. En parallèle, je vois des avocates extrêmement talentueuses s’autocensurer, se sentir illégitimes, et les accompagner me tient énormément à cœur.

"Je n’ai jamais entendu un avocat me dire qu’il ne pouvait pas devenir associé parce qu’il s’apprêtait à devenir père"

Comment accompagnez-vous les femmes sur ces problématiques ?

Notre objectif est de former les femmes aux biais qui entravent leur propre positionnement professionnel. Il s’agit de lever des croyances pour leur permettre d’avoir la carrière qu’elles souhaitent (que cette dernière soit en cabinet ou ailleurs, du reste). Par ailleurs, nous travaillons largement sur la question du partage des tâches au foyer : comment se positionnent les femmes avec leur conjoint, sur ces questions privées qui ont des répercussions énormes sur leur vie professionnelle ?

L’idée du coaching est de jeter la lumière sur le fonctionnement et les stratégies propres à chaque individu. Grâce au questionnement, à des exercices, les personnes s’alignent avec elles-mêmes, se comprennent et sont dès lors en mesure d’agir. En matière de méthode, nous constatons que le codéveloppement fonctionne vraiment bien chez les avocates : l’objectif est de trouver collectivement une solution pour chaque individu. Cela passe par du partage d’expérience, de l’échange et de la solidarité, qui sont très libérateurs. Les problématiques sont souvent les mêmes : valorisation de sa rémunération, positionnement... Je suis convaincue que le codev est l’avenir : extrêmement cadré, très méthodique, il donne beaucoup de puissance à ce qui se dit.

Sur votre site, vous citez la phrase de Gisèle Halimi : Le pire pour les femmes qui ont eu la chance d'étudier, qui ont ce 'pouvoir du savoir', comme je l’appelle, c’est de laisser tomber les autres femmes.” Pouvez-vous développer ?

Chez Les Gisèles, nous développons une communauté solidaire de femmes qui exercent dans des cabinets concurrents. Or, ce n’est pas nécessairement à penser sous l’angle de la rivalité, mais plutôt d’un partage d’expériences dont la richesse est liée à la proximité. Nous organisons aussi des rencontres pour donner davantage la parole à des avocates aux parcours fabuleux, mais que l’on n’entend pas beaucoup. Notre objectif est non seulement de libérer, de fédérer, mais aussi de jeter la lumière sur des personnes qui, elles-mêmes, s’autocensurent alors qu’elles sont extraordinaires.

Que mettez-vous en place pour lutter contre les stéréotypes de genre qui entravent les carrières des avocates ?

Notre positionnement est clairement féministe, et nous voulons travailler auprès des cabinets d’avocats pour les former à réfléchir davantage aux carrières des femmes et faire directement des prestations auprès de leurs avocates. Les cabinets ont de plus en plus de mal à recruter, il est temps pour eux d’envisager la carrière des talents femmes comme des potentiels précieux, et d’instaurer des cadres de travail pour qu’elles puissent y poursuivre leur carrière sereinement.

Qu’est-ce qui doit changer ?

La problématique doit être posée de manière inclusive. La culture des cabinets ne l’est pas suffisamment. Il suffit d’observer les boards : il n’y a presque que des hommes. C’est néfaste aux femmes, à la société, et même à l’équilibre des cabinets, qui perdent des avocates hypercompétentes et sur lesquelles ils avaient misé, sans avoir réellement pensé aux cadres qui peuvent favoriser leur rétention.

Propos recueillis par Judith Aquien