Alors que pour 2023 les start-up européennes n’auraient levé que 45 milliards de dollars contre 82 milliards un an plus tôt selon Atomico, d’autres méthodes pour croître existent. Petit tour d’horizon du bootstraping, dont les bonnes pratiques gagneraient à être partagées.

En février 2023, Emmanuel Macron recevait à l’Élysée la nouvelle promotion de la French Tech 120. Parmi les entreprises sélectionnées, deux start-up au parcours financier fulgurant mais aussi atypique dans le paysage actuel. D’un côté, Superprof, société montée en 2013 et dont le chiffre d’affaires atteignait les 30 millions d’euros en 2022. De l’autre, HelloCSE, qui affichait l’an dernier 20 millions de CA grâce à un doublement annuel de sa croissance depuis sa création en 2017. Point commun entre les deux entreprises ? Elles sont "bootstrapées". C’est-à-dire qu’elles se sont développées sans levées de fonds. Des cas relativement rares qui éveillent la curiosité des entrepreneurs d’aujourd’hui alors que les tours de table ont marqué le pas en Europe, pour ce qui est tant de leur nombre que de leur valeur, notamment en raison de la hausse des taux d’intérêt et de l’inflation. En quoi consiste le bootstrapping ? Quelles sont les bonnes pratiques que toute entreprise peut en tirer lorsqu’elle cherche à croître ?

Force de l’indépendance

"Pour moi, le bootstrap ce sont des entreprises qui privilégient d’abord le financement par les clients et donc la rentabilité au financement par toute autre voie", explique Caroline Pailloux, CEO-fondatrice d’Ignition Program. Également cofondatrice du Bootstrap Club, elle ajoute que les 130 membres de son organisation partagent une philosophie qui consiste à vouloir "garder leur liberté". "Nous cherchons à réunir des personnes qui se sentent libres de développer un modèle d’entreprise juste et noble."

Ce qui ne pourrait pas être le cas si leur entreprise était financée également par des fonds ? "Il ne s’agit pas d’opposer les types de financement, précise Caroline Pailloux. Depuis le développement de la tech et grâce aux fonds qui se sont engouffrés dans ce business, les start-up ont connu un véritable engouement. Toutefois, nous constatons empiriquement que les entrepreneurs qui ont levé des fonds sont amenés à faire des choix qu’ils n’auraient pas effectués s’ils étaient restés indépendants. Les fonds ne sont pas des saboteurs de rêves mais ils subissent une pression et ont des enjeux totalement différents de ceux des boîtes. Ils ont un horizon de temps plus court."

"Le bootstrap, ce sont des entreprises qui privilégient d’abord le financement par les clients et donc la rentabilité au financement par toute autre voie"

Wilfried Granier, fondateur de Superprof, abonde dans ce sens. "Après la France, nous avons commencé à nous développer en Espagne car c’est un pays qui me fait rêver. Si j’avais eu un fonds à mon capital, il m’aurait dit d’aller sur un pays comme l’Angleterre car il y a plus de business à faire là-bas", estime celui dont l’entreprise est déjà présente dans 50 pays. Le CEO qui entend faire de son entreprise le "Airbnb des cours particuliers" en mettant en relation des professeurs et des élèves, poursuit : "Au bout d’un an, on lançait les États-Unis où nous n’avons pas gagné un dollar durant six ans. Là encore, un fonds m’aurait dit au bout de trois ans d’arrêter les frais. Aujourd’hui c’est notre deuxième marché. Nous développons actuellement l’Afrique. Or c’est un continent sur lequel nous ne ferons pas d’argent. Mais je veux qu’on soit présent sur tous les continents."

Licornes vs centaures

Si les levées de fonds ne peuvent évidemment se signer sans contreparties, elles restent encore le moyen privilégié aujourd’hui par les entrepreneurs pour croître, notamment lorsqu’ils souhaitent monter des sociétés qui pèsent dans leur marché. Alors peut-on aspirer à créer une entreprise qui compte sans lancer de tour de table ? Qui plus est lorsque le secteur d’activité est très concurrentiel ? "Au bootstrap Club nous nous efforçons de réunir des business très différents. Nous remettons des prix chaque année, dont l’un s’intitule Les saumons qui remontent le courant et qui met en avant les bootstrapeurs dans des domaines habituellement très financés", explique Caroline Pailloux. Sont concernées des entreprises dans le secteur des logiciels ou les centres de vacances, par exemple, gourmands en capitaux.

"Chacun sa méthode mais il faut être inventif et malin"

Comment les entreprises parviennent-elles à se faire un nom sans céder des parts de leur capital ? "Cela dépend. Certains dirigeants opèrent pas à pas, d’autres lèvent de la dette, distingue Caroline Pailloux. Chacun sa méthode mais il faut être inventif et malin." Un côté un peu aventurier que revendique Wilfried Granier : "Nous avons lancé notre site en autofinancement avec l’idée de tout de suite trouver notre modèle économique, vivre de nos clients et ensuite dépenser. Nous avons dû nous montrer très débrouillards car nous n’avions pas d’argent. Aujourd’hui encore, je pousse mes collaborateurs à être autonomes et ambitieux, voire à avoir des approches un peu rock’n’roll."

Trésorerie, trésorerie et trésorerie

Et puis une constante, toujours : avoir le nez sur sa trésorerie. "Elle est l’oxygène dont les entreprises ne peuvent se passer", martèle Caroline Pailloux. Par ailleurs, alors que les start-up aux croissances faramineuses ne dégagent pas toujours de bénéfices, les bootstrapées ne considèrent pas la rentabilité comme une option. Ne sont légitimes que les projets avec un retour sur investissement correct. "Nous dépensons follement l’argent que nous avons gagné très rapidement. J’ai racheté 16 sociétés. Je suis très agressif sur la croissance externe, décrypte Wilfried Granier. Je ne sais pas si c’est de la croissance saine mais nous ne dépensons pas de l’argent tombé du ciel dont nous ne savons pas si nous serons capables de le regagner dans le futur."

Pour 2023, Atomico estime que les start-up européennes n’auraient levé que 45 milliards de dollars contre 82 milliards un an plus tôt. Ces chiffres en berne semblent doucher l’espoir de voir se multiplier les licornes sur le court terme. Le bootstrap pourrait-il permettre de développer les champions de demain ? "Une licorne c’est une boîte qui vaut un milliard, rappelle Caroline Pailloux. Donc ça veut dire qu’il faut avoir des acheteurs. Or les entreprises bootstrapées ne sont par définition pas à vendre."

Pour sa part, Wilfried Granier espère que Superprof deviendra un autre type d’animal fabuleux d’ici à 2025 : le centaure, c’est-à-dire une start-up qui dégage plus de 100 millions de chiffres d’affaires. "Je trouve cela plus satisfaisant d’être capable de générer autant de CA que d’être valorisé un milliard. D’ailleurs, quand on fait 100 millions de CA, est-ce que notre valorisation ne se rapprocherait pas du milliard ?", interroge-t-il.

Tensions sur le recrutement

Les levées de fonds sont toutefois loin d’être à rejeter. Elles permettent notamment aux start-up de recruter vite, et parfois cher, quand elles ont besoin d’accélérer. Ce qui est bien moins le cas pour les entreprises bootstrapées. L’inflation des salaires dans la tech a créé une concurrence féroce à laquelle toutes ne sont pas en mesure de faire face. Ce qui explique en partie pourquoi elles insistent sur le bien-être de leurs collaborateurs. "Les entreprises de notre club ont le souci de leurs salariés et font beaucoup d’efforts pour leur garantir un environnement agréable", insiste Caroline Pailloux.

Si Superprof a eu beaucoup de mal à recruter à ses débuts car la jeune pousse proposait de bas salaires, Wilfried Granier a tout de même réussi à entraîner quelques talents à qui il assurait une "aventure humaine" et des CDI. Dorénavant, plus de problème sur le sujet. Locaux tournés vers les collaborateurs (salle de cinéma, bar), apprentissage continu (cours de langue, événements, etc.) ainsi que primes et salaires élevés retiennent les meilleurs. "D’ailleurs, j’ai connu mon premier départ au bout de huit ans, au moment du Covid", argue le CEO.

Bons pères de famille

Volonté de rester indépendants, soins apportés aux collaborateurs, gestion des finances très saine… Les entrepreneurs bootstrapés semblent se rapprocher d’un autre type d’entreprise : les familiales. "Nous nous inscrivons sur le temps long, reconnaît Caroline Pailloux. Ce sont des projets de vie. Il ne s’agit pas de courir après une revente de boîte à 30 millions d’euros en trois ans. Ce qui n’empêche pas certains d’y arriver avec le bootstrap."

Grandir grâce au bootstrap n’empêche pas non plus de lever des fonds par la suite. En 2022, le développeur de solutions RH Lucca réunissait 65 millions d’euros après avoir été bootstrapé durant vingt ans. Combiner les différentes approches, attendre les bonnes opportunités, le tout en surveillant sa trésorerie comme le lait sur le feu… Une recette efficace pour construire des entreprises aux fondations solides.

Olivia Vignaud