Le 23 novembre, la Cour de cassation se prononce sur la validité des saisies conservatoires de milliers d’ouvriers nicaraguayens, à l’encontre de la Dow Chemical Company. Le géant chimique avait été condamné en 2006 par le tribunal de Chinandega à indemniser à hauteur de 805 millions de dollars ces victimes de l’utilisation d’un pesticide interdit.

Nouveau rebondissement dans l’affaire qui oppose les ouvriers agricoles nicaraguayens à la Dow Chemical Company depuis 1983. Le 23 novembre prochain, la Cour de cassation rendra sa décision sur la recevabilité de la procédure qui vise à faire placer sous main de justice les biens de la multinationale pour garantir la créance des ouvriers victimes du pesticide qu’elle commercialisait. Les juges avaient entendu, le 10 octobre 2023, l'avocat aux Conseils François-Henri Briard qui, avec Raphaël Kaminsky, avocat associé chez Teynier Pic, accompagne ces ouvriers dans leurs demandes de saisie conservatoire et d’exequatur des décisions rendues au Nicaragua dans cette saga judiciaire. Les deux conseils espèrent obtenir de la justice française l’exécution des jugements étrangers pour les deux tiers des travailleurs sud-américains contaminés mais survivants et pour les familles de ceux qui n'ont pas survécu. Et notamment leur indemnisation décidée par le tribunal de Chinandega.

Pesticide déversé par avion

Nausées, brûlures, saignements de nez, infertilité, tumeurs, cancers, etc. À partir des années soixante-dix, les travailleurs des plantations de bananes de la région de Chinandega au Nicaragua constatent les dégâts sur leur santé de l’exposition permanente au Negamon ou DBCP, un pesticide produit et commercialisé par des entreprises américaines, dont la Dow Chemical Company. L’utilisation du DBCP avait été interdite dès 1979 aux États-Unis. Ce qui n’avait pas empêché ses producteurs américains de poursuivre son exportation vers l’Amérique latine et en particulier vers la province nicaraguayenne de Chinandega. Le pesticide était massivement utilisé dans les plantations de bananes entre les années 1960 et 1980. Dans sa plaidoirie du mois dernier devant la Cour de cassation, François-Henri Briard résume la situation des ouvriers qu’il défend :  “Ces êtres humains payés 3 dollars US par jour, travaillant sans aucune protection physique, sur lesquels on a pendant des années déversé des tonnes de ce produit toxique.” C’est en 1983 que la première plainte de travailleurs sud-américains est déposée en Floride contre les firmes américaines qui commercialisaient le DBCP.

Et depuis, les multinationales Dow Chemical, Occidental Chemical et Shell opposent, selon la partie adverse, une stratégie procédurale constante : celle de renvoyer la balle à un juge étranger. Elles ont réussi à se dérober à la justice américaine grâce à un principe de common law, le forum non conveniens, qui permet de transmettre le litige à une juridiction étrangère qui serait plus à même de le trancher. Un procédé répété au Nicaragua et en France. “Notre théorie c’est que les multinationales ont des stratégies de fuite mondiale pour ne payer nulle part”, explique Raphaël Kaminsky.

"Notre théorie, c'est que les multinationales ont des stratégies de fuite mondiale pour ne payer nulle part"

Déni de justice

Dans un procès relatif au pesticide auquel Shell n’était pas partie, l’entreprise a plaidé en faveur du forum non conveniens, dans des conclusions destinées à convaincre le juge américain des difficultés de faire juger l’affaire aux États-Unis. Elle est allée jusqu’à mettre en garde les magistrats contre les “milliers de demandeurs étrangers [qui] seront autorisés à submerger le système judiciaire américain avec leurs actions en justice étrangères”. Une stratégie de contestation procédurale dilatoire, qui aboutit à “un vrai déni de justice” selon les avocats des victimes du DBCP. Labyrinthe procédural, l’affaire prend aussi des airs politiques quand Wikileaks révèle un câble diplomatique authentique de Paul Trivelli, ambassadeur américain au Nicaragua, selon lequel le “véritable danger est qu’un pays tiers décide d’exécuter les jugements nicaraguayens à l’encontre des actifs réels des entreprises”.

Des morts tous les mois

Les victimes du DBCP parviennent malgré tout à obtenir des décisions favorables de la part des juges nicaraguayens. Le 1er décembre 2006, le tribunal de Chinandega condamne les sociétés Dow Chemical Company, Shell et Occidental Chemical au paiement de dommages et intérêts en réparation de préjudices physiques et moraux subis par 1 248 ouvriers du fait de leur exposition au DBCP. Le montant total atteint les 805 millions dollars américains. Le jugement s’étale sur plus de 1 000 pages. Les juges de Chinandega ont décortiqué le préjudice subi par chaque victime pour appuyer leur décision sur des tests médicaux, des diagnostics, des évaluations psychologiques, des expertises médicales et même des barèmes retenus par les juridictions nord-américaines dans des affaires similaires. Les firmes américaines portent l’affaire jusque devant la Cour suprême, qui rejette leur pourvoi en novembre 2013. Vingt ans après sa condamnation, la Dow Chemical Company n’a pas versé un centime. À ce jour, plus d’un tiers des victimes sont décédées et représentées par leurs ayants droit, se désole François-Henri Briard : “Il y a des morts tous les mois.” D’où “l’urgence” de remporter une victoire juridique en France.

La cour de cassation a l'occasion de "réaffirmer sa place dans le contentieux de l'indemnisation des victimes de pesticides"

Saisir des actifs européens

C’est en 2018 que les milliers d’afectados se tournent vers la justice française pour rendre exécutoires les condamnations des entreprises de l’industrie des pesticides. Et “pourquoi la France ?” interroge la plaidoirie de François-Henri Briard. “Parce que nous sommes le pays d’accueil naturel de ce dossier : ce qui est extraordinaire dans cette ejecutoria de plus de mille pages rendue par des juges d’Amérique du Sud à des milliers de kilomètres de Paris, c’est que les juges ont retenu la responsabilité civile des trois sociétés défenderesses, sur le fondement des grands principes du droit romano-germanique, inspiré de la tradition française.” L'avocat, qui est le leading counsel du dossier en Europe, raconte que lorsqu’il a été saisi de cette affaire et qu’a été lancée la procédure d’exequatur – pour faire appliquer la décision étrangère en France – Yves Laisné et Christoph Partsch, membres de son équipe juridique basée outre-Rhin, ont eu l’idée de faire pratiquer une saisie sur les actifs détenus en Europe par les entités américaines condamnées. En juillet 2019, le tribunal de Bobigny fait droit à la demande de saisie, à hauteur de 80 000 euros par requérant. Dans les mois qui suivent, les avocats des travailleurs nicaraguayens, munis d’un certificat européen, font pratiquer des saisies sur des actifs de la firme situés en Allemagne. En réponse, la Dow Chemical Company saisit le même tribunal pour faire annuler le certificat européen et la décision de juillet 2019 qui autorise la saisie. Le juge lui donne raison en juillet 2020 à l’instar de la Cour d’appel, un an plus tard. Le 8 avril 2022, les 1 248 ouvriers agricoles nicaraguayens se pourvoient devant la Cour de cassation dans l’objectif de réussir à sécuriser leurs créances grâce aux actifs de la firme qui leur doit encore près d'un milliard de dollars, avec les intérêts qui courent.

Pour les avocats François-Henri Briard et Raphaël Kaminsky, l’arrêt de la Cour de cassation aura “un retentissement particulier”. François-Henri Briard affirmait dans sa plaidoirie du 10 octobre que c’était une occasion pour la Cour de cassation de “réaffirmer sa place dans le contentieux de l’indemnisation des victimes de pesticides”. Il faisait référence à l’affaire Monsanto dans laquelle les juges du quai de l’Horloge ont confirmé en 2020 la condamnation d’un agriculteur du géant de l’agroalimentaire. Pour ce qui est des saisies, la Cour rendra son arrêt le 23 novembre 2023.

Nora Benhamla & Anne-Laure Blouin