Hervé Delannoyvice-président de l’AFJE (Association française des juristes d’entreprise)

Hervé Delannoy
vice-président de l’AFJE (Association française des juristes d’entreprise)

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est appelée à se prononcer sur la confidentialité des écrits du juriste d'entreprise adressés à ses dirigeants. Il s'agit du pourvoi contre l'arrêt du tribunal de première instance rendu le 17 septembre 2007, dans l'affaire Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akros Chemicals Ltd. Les conclusions de l'avocat général posent une hypothèque sur l'opportunité de moderniser la place du droit en entreprise. 


Dans le cadre du pourvoi formé contre la décision du tribunal de première instance de l’Union européenne, l’avocat général auprès de la CJUE Juliane Kokott a présenté le 29 avril 2010 ses conclusions*. Nous laisserons volontairement de côté ici toutes les questions sur l’état des droits nationaux, de l’Union européenne ou de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Nous laisserons également la question du statut du juriste d’entreprise qui peut être, selon les États membres, un avocat inscrit à un barreau - ce qui est le cas dans la présente affaire - ou un juriste d’entreprise avec ou sans statut légal particulier, de même que les règles applicables au fond du litige (en l'espèce le droit de la concurrence) ou encore la question de savoir si le juriste/avocat interne est intervenu pour une activité de conseil juridique ou de défense.
Nous voulons ici reprendre l’argumentation développée par l’avocat général dans ses conclusions pour répondre à la question qu’elle présente comme principale : est-ce « à tort que le Tribunal aurait refusé de faire bénéficier la correspondance interne échangée avec l’avocat interne de la protection de la confidentialité des communications entre avocats et clients ».
Juliane Kokott reprend pour son raisonnement la jurisprudence AM&S de 1982 qui, pour accorder le bénéfice de la confidentialité aux écrits des juristes d’entreprise, exige deux critères : le lien avec l’exercice des droits de la défense – débat que nous écartons ici – d’une part, et le critère de l’indépendance de l’avocat qui exclut un rapport d’emploi d’autre part.
Quels sont les arguments que nous trouvons sous la plume de l’avocat général pour apprécier cette indépendance et justifier son refus d’accorder le bénéfice de la confidentialité aux juristes ? Tout d’abord, Juliane Kokott déclare que « la possibilité pour un avocat interne de livrer un avis juridique véritablement en toute indépendance dépend plutôt, dans chaque cas d’espèce, du comportement et de la bienveillance de son employeur » (point 64). Elle poursuit : « Le danger est bien réel de voir un avocat interne livrer à son employeur, de sa propre initiative et par anticipation (sic), un avis juridique de complaisance » (point 65). Elle finit enfin par déceler un risque d'abus qui peut « résider en la remise, au prétexte d’une demande d’avis juridique, au service juridique d’une entreprise d’éléments de preuve et d’informations aux seules fins ou principalement aux fins de les soustraire aux autorités de la concurrence » (point 150).
Ces arguments frappent par la vision irréaliste, sombre et systématique qu'ils donnent du juriste d'entreprise, de l'entreprise et des employeurs. Avons-nous déjà vu un juriste rendre sciemment un avis juridique erroné pour « complaire  » à son employeur ? Quel intérêt pour le juriste sinon celui de faire une faute professionnelle, et quel intérêt pour l'employeur et l'entreprise de détenir un avis confidentiel sans valeur technique ?
Nous regrettons que l'opportunité de moderniser la place du droit dans l'entreprise ne soit pas ici saisie par l’avocat général Juliane Kokott – a fortiori dans la vision négative qu’elle en a – puisqu'elle estime, comme le Tribunal, que « la situation juridique au sein des vingt-sept États membres [….] n’a pas évolué au cours des vingt-huit années qui se sont écoulées depuis l’arrêt AM&S au point d’exiger d’ores et déjà, ou dans un avenir proche, une modification de la jurisprudence en vue de reconnaître aux avocats internes le bénéfice de la protection de la confidentialité » (point 104).
Cette constatation d’immobilité qui appelle l'immobilité ajoute à notre consternation. Nous ne pouvons qu’espérer que la Cour de Luxembourg aura une lecture plus évolutive de la situation, en vue de l’adapter à une vision réaliste du droit et de la vie des entreprises.

Juin 2010


* Affaire C-550/07 P.