C’est une évidence, l’intelligence artificielle et L’IP, pour Intellectual Property* [*propriété intellectuelle en français traduit de l’anglais par l’AI (Artificial Intelligence)] devront apprendre à coexister, et ce, en bonne intelligence, il va de soi.

Les titulaires de droits de propriété intellectuelle (PI), les concepteurs d’IA et leurs utilisateurs doivent manier l’IA et l’IP à bon escient. Ainsi, l’IA se mettra au service de nouveaux créateurs digitaux et de ses utilisateurs quand les titulaires de PI enrichiront les connaissances artistiques de l’IA. Toutefois, comme toute avancée technologique permettant de reproduire, représenter, copier, imiter, numériser, adapter des contenus préexistants, l’IA, de par ses capacités et sa vitesse inégalées, sera utilisée massivement en violation des droits de PI des tiers. L’IA générative constitue donc à la fois une menace pour l’IP et les titulaires de droits de PI dont les contenus vont alimenter l’IA (1), mais elle sera également un formidable outil au service de l’IP et des utilisateurs de l’IA, sans que la qualité d’auteur ne lui soit pour autant reconnue (2).

1. L’IA générative perçue à juste titre comme une menace pour l’IP

L’IA générative permet de générer en quelques secondes des contenus de toutes sortes, souvent surprenants, bluffants et "originaux". Ce faisant, l’IA générative devient l’outil idéal des contrefacteurs, dépassant leurs plus folles espérances, ce qui n’est rien à côté des rois de la désinformation et des régimes totalitaires qui voient déjà dans ses outils de formidables alliés pour manipuler les foules, les opinions publiques, ou encore des hackers, escrocs, criminels financiers, maîtres chanteurs, concurrents déloyaux et parasitaires, usurpateurs qui voient dans l’IA un complice idéal pour commettre leurs méfaits d’une manière de plus en plus sophistiquée et machiavélique.

"L’auteur a des droits moraux incessibles et imprescriptibles, dont le droit au respect de son œuvre. Il est donc en droit de s’opposer au détournement de son œuvre par l’IA"

Pour le sujet qui nous intéresse, l’encadrement juridique actuel permet déjà aux différents titulaires de droits de PI de se faire respecter par l’IA. Du moins, en théorie. En effet, l’auteur d’une œuvre de l’esprit ou son ayant droit peuvent s’opposer non seulement à la représentation et à la reproduction de ladite œuvre, mais également à sa traduction et son adaptation [articles L. 122-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle (CPI)]. Nul ne pourrait dès lors prétendre à des droits d’auteur d’une "œuvre" générée par une IA à partir d’une ou plusieurs œuvres préexistantes sans violer les titulaires de ces droits (article L. 113-4 du CPI). En outre, l’auteur a des droits moraux incessibles et imprescriptibles, dont le droit au respect de son œuvre. Il est donc en droit de s’opposer au détournement de son œuvre par l’IA.

De la même manière, le producteur d’une base de données peut s’opposer à l’extraction et à la réutilisation d’une partie substantielle du contenu de sa base de données, ainsi qu’à l’extraction ou la réutilisation répétée et systématique de parties non substantielles de celle-ci lorsque ces opérations excèdent manifestement les conditions d’utilisation normale de ladite base (articles L. 342-1 et L. 342-2 du CPI). Lorsque cette base de données est mise à la disposition du public par son titulaire, un certain nombre d’exceptions à ce droit d’interdire sont néanmoins prévues par l’article L. 342-3 du même code. En particulier, il ne peut plus interdire ni l’extraction ou la réutilisation d’une partie non substantielle du contenu de la base par la personne qui y a licitement accès, ni les extractions, copies ou reproductions numériques, en vue de la fouille de données réalisée dans les conditions prévues à l’article L. 122-5-3 du CPI.

Cette dernière exception fait écho à la notion de fouille de données née de la directive DAMUN1 ensuite transposée en droit français2. La fouille de textes et de données est définie comme toute technique d’analyse automatisée visant à analyser des textes et des données sous une forme numérique afin d’en dégager des informations, notamment des constantes, des tendances et des corrélations.

"Une proposition de loi visant à encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur a été présentée à l’Assemblée nationale le 12 septembre 2023"

Si le nouvel article L. 122-5 10° du CPI prévoit que lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire les "copies ou reproductions numériques d’une œuvre en vue de la fouille de textes et de données réalisée dans les conditions prévues à l’article L. 122-5-3v", l’auteur peut néanmoins s’opposer de manière appropriée à cette fouille, notamment par des procédés lisibles par machine pour les contenus mis à la disposition du public en ligne, à l’exception de certaines fouilles réalisées notamment à des fins de recherches scientifiques et historiques.

Ainsi, les auteurs et les ayants droit de contenus protégés par le droit d’auteur publiés en ligne peuvent s’opposer à la fouille desdits contenus par les IA et s’opposer ainsi à leur alimentation pour générer des contenus enrichis et similaires pour des tiers. Toutefois, pour ce faire, les sites Internet servant de support de publication des contenus doivent contenir des CGU faisant interdire expressément la fouille à d’autres fins que celles purement scientifiques, privées, éducatives et/ou personnelles. Ils doivent également mettre en place des procédés techniques (métadonnées) permettant aux IA d’identifier cette interdiction.

Les auteurs, les ayants droit et les producteurs de bases de données ne sont donc pas dépourvus de moyens juridiques pour faire respecter leurs droits auprès des fournisseurs de systèmes d’IA génératives et pour agir en contrefaçon à leur encontre et celle de leurs utilisateurs. C’est d’ailleurs ce que n’ont pas manqué de faire trois artistes en janvier 2023 en intentant un procès contre trois fournisseurs d’IA génératives3.

Pour responsabiliser l’ensemble des acteurs, le projet de Règlement européen sur l’Intelligence Artificielle4 prévoit notamment un contrôle des données nourrissant l’IA que les fournisseurs d’IA génératives devront documenter et mettre à disposition du public. Les utilisateurs desdites IA devront, quant à eux, afficher clairement que les contenus générés qu’ils utilisent ont été produits par une IA. Reste à savoir si cette menace fera émerger de nouveaux textes visant à protéger les auteurs face à cette menace. À ce titre, une proposition de loi visant à encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur a été présentée à l’Assemblée nationale le 12 septembre 20235. Cette proposition va beaucoup plus loin que la directive DAMUN puisque les auteurs et les ayants droit n’auraient plus seulement la possibilité d’interdire la fouille, mais devraient donner leur autorisation aux fournisseurs d’IA génératives pour qu’ils puissent utiliser leurs œuvres. Cette proposition prévoit également une rémunération des auteurs pour la génération de contenus à partir de leurs œuvres qui pourrait être perçue par des sociétés de gestion de droits, ainsi qu’une taxation des fournisseurs d’IA génératives pour les contenus générés à partir d’œuvres dont l’origine ne pourrait être déterminée.

Cette proposition a toutefois peu de chances d’aboutir dès lors qu’elle est contraire à l’esprit de la directive DAMUN encadrant le droit de la fouille.

2. L’IA, nouvelle opportunité pour l’IP

Au-delà des menaces qu’elle représente, l’IA offre aussi des opportunités aux auteurs, à leurs ayants droit, aux producteurs de bases de données, ainsi qu’à ses utilisateurs. C’est à ce titre que le droit de la fouille a été mis en place et encadré par la directive DAMUN, dans une volonté délibérée de trouver un juste équilibre entre les droits d’auteur et droits voisins et l’intérêt qu’il peut y avoir de permettre aux fournisseurs d’IA génératives de puiser des contenus d’intérêt et de qualité, d’améliorer sans cesse la faculté de leur IA de générer des contenus toujours plus qualitatifs.

À l’instar des négociations ayant eu lieu entre les éditeurs de presse et les Gafam (pour obtenir rémunération de l’utilisation des articles de presse par ces derniers), l’existence des premiers accords entre des fournisseurs d’IA et des groupes de presse sont annoncés. Ainsi, le groupe de presse Axel Springer aurait signé un accord avec Open AI pour que les contenus éditoriaux du groupe soient utilisés par ChatGPT, en contrepartie d’une rémunération importante et d’un accès facilité pour les médias du groupe.

Les fournisseurs d’IA génératives devraient être enclins à signer ce type d’accord avec nombre d’acteurs pour sécuriser leur modèle économique, éviter le risque d’actions judiciaires et pour gagner la confiance de tous (utilisateurs des IA génératives et acteurs digitaux susceptibles d’alimenter les IA et qui pourraient de plus en plus s’opposer à la fouille de leurs contenus).

En outre, les fournisseurs d’IA génératives peuvent concéder des licences d’utilisation « privatisées » permettant à leur IA de s’alimenter dans des bases de données ou d’images privées ou libres de droits (créations tombées dans le domaine public), offrant alors à leurs utilisateurs la possibilité de générer de nouveaux contenus protégeables et valorisables.

Pourquoi ne pas imaginer alors la protection par le savoir-faire si le contenu généré constitue un avantage concurrentiel autour duquel la confidentialité sera bien gardée, ou bien encore par le droit des marques si le contenu généré peut servir de signe distinctif pour désigner tel ou tel service dans le monde digital (il est désormais possible de déposer à titre de marques, des hologrammes, des personnages en 3D, des animations, des avatars…) ou d’être apposé sur tel ou tel produit (image reproduite sur des vêtements et autres produits dérivés).

Les conditions et licences d’utilisation proposées par tel ou tel fournisseur d’IA, suivant qu’elles soient publiques ou privées, payantes ou gratuites, détermineront également si l’utilisateur peut ou non envisager de protéger les contenus générés et d’acquérir sur ceux-ci des droits privatifs opposables aux tiers.

Enfin et paradoxalement, d’autres types d’IA pourront également être au service des auteurs, sociétés de gestion de droits et autres acteurs économiques pour détecter des contrefaçons6. L’avenir nous dira si l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle agiront ensemble pour le meilleur ou pour le pire. Espérant que dans le monde de la création et de l’innovation, ce soit le meilleur qui l’emporte dans l’intérêt et le respect des droits de tous.

SUR L’AUTEUR
Laurent Goutorbe est directeur du pôle Propriété intellectuelle au sein du cabinet Haas (www.haas-avocats.com). La gestion des portefeuilles de marques et la protection des innovations et actifs incorporels des clients du cabinet occupent son quotidien. Avec une clientèle omniprésente dans le monde digital, les enjeux de l’IA dépassent son pôle PI pour irradier l’ensemble des autres pôles du cabinet (IT, data, concurrence, compliance, fintech…)

 

Notes de l'auteur

1 Directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique
2 Ordonnance n° 2021-1518 du 24 novembre 2021 complétant la transposition de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique
3 https://intelligence-artificielle.com/violation-droit-auteur-midjourney-stability-ai-devianart/
4 https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/12/09/ai-act-lunion-europeenne-pionniere-dans-la-regulation-de-l-intelligence-artificielle_6204830_3234.html
5 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1630_proposition-loi
6 https://fr.cointelegraph.com/news/ai-has-a-role-to-play-in-detecting-fake-nfts et https://www.journaldunet.com/intelligence-artificielle/1518437-
comment-l-ia-traque-la-contrefacon-et-les-contrefacteurs/