Par Christophe Despériès, directeur Santé au travail. Réhalto
La médiatisation des suicides chez Renault (2007) puis chez France Telecom (2009) a suscité, au cœur du débat public, une prise de conscience que l’organisation du travail et les pratiques de management pouvaient nuire à la santé physique et mentale des salariés.

Au-delà des risques professionnels «?traditionnels?» tels que les risques physiques ou chimiques, apparaissait donc une nouvelle catégorie de risques baptisés «?risques psychosociaux?» (RPS), que l’employeur devait s’efforcer d’évaluer et de prévenir de façon à protéger la santé physique et mentale de ses salariés (Art 4121-1 & 4121-2 du Code du travail). Cette nécessité de prendre en compte cette «?nouvelle?» composante des risques professionnels tient aussi du fait que depuis ces trente dernières années la part relative du secteur tertiaire n’a fait que s’accroître, limitant ainsi le poids des risques «?classiques?» au profit des RPS. Au demeurant, la pression sur les coûts et les effets des crises successives depuis 2008 ont accéléré le phénomène.
Le 19?juin 2013, les partenaires sociaux ont fait un pas de plus dans cette voie, en signant un accord national interprofessionnel (ANI) (1) incitant les entreprises à intégrer la notion de qualité de vie au travail (QVT) au cœur de leurs politiques de gestion. (2)
Au-delà de la terminologie plus positive apportée par la notion de QVT, une question mérite d’être posée : doit-on s’attendre à une simple inflexion lexicale ou s’agit-il d’une évolution importante en matière de gestion des enjeux humains et sociaux dans les organisations ?

Un ANI qui prend la forme d’une charte
Tout d’abord, il semble important de remarquer que l’ANI de juin?2013 n’a pas de valeur normative. Il traduit une intention louable de s’engager dans la mise en place d’un écosystème de travail favorisant le bien-être des salariés. Sans en réduire sa valeur, ce texte témoigne plus d’une dynamique d’action que d’une réalité coercitive.
Cependant, au-delà des obligations réglementaires, il est important de spécifier que favoriser le bien-être des collaborateurs dans une organisation est d’abord un impératif moral, qui constitue un réel levier de performance pouvant porter l’organisation. À un moment où nombre d’entreprises ont mis en place plans de réduction des coûts, réorganisation en tout genre et «?allers-retours stratégiques?», certains dirigeants éclairés ne s’interdisent pas d’envisager cette voie.
La nécessité de replacer les enjeux humains et sociaux au cœur des politiques de gestion
Sans préjuger de l’application réelle qui sera faite de l’ANI sur la QVT, la définition du sujet qu’il propose semble être davantage mobilisatrice que celle offerte par l’approche RPS. Les partenaires sociaux ancrent la qualité de vie au travail au cœur du «?travail réel?» et la corrèlent directement avec la compétitivité de l’entreprise, via l’engagement des salariés : «?La qualité de vie au travail regroupe toutes les actions permettant d’améliorer les conditions d’exercice du travail résultant notamment des modalités de mise en œuvre de l’organisation du travail, favorisant ainsi le sens donné à celui-ci, et donc d’accroître la performance collective de l’entreprise et sa compétitivité, par l’engagement de chacun de ses acteurs.?»
En considérant la qualité de vie au travail comme un ressort majeur de performance, l’approche QVT offre davantage de leviers aux entreprises que l’approche RPS pour intégrer cette dimension dans une démarche stratégique et de long terme. Caractéristiques qui sont trop souvent absentes des plans d’actions de prévention des risques psychosociaux.

La nécessité d’une évolution culturelle
Réussir à faire vivre une démarche QVT dans la durée, au cœur des processus de travail et sans céder aux injonctions du court-terme, suppose toutefois d’opérer une véritable évolution culturelle. Une évolution culturelle que l’ANI appelle de ses vœux par le biais de trois grands axes :
• L’ANI préconise un renforcement du dialogue social. D’une part, en créant des espaces de dialogue avec les salariés permettant d’échanger sur le «?travail réel?». D’autre part, en décloisonnant les négociations avec les IRP, en permettant aux entreprises de pouvoir cumuler plusieurs sujets à la fois sous le chapeau QVT (seniors, RPS, égalité, pénibilité, etc.).
• L’ANI préconise également un accompagnement soutenu des équipes de directions et du management, notamment par de la formation, pour que ces derniers puissent être porteurs de la démarche QVT. «?L’objectif est d’aider ces managers à mieux appréhender les difficultés en prenant en compte les conditions réelles d’exercice du travail, à favoriser les échanges sur le travail, à savoir mieux identifier les conditions d’une bonne coopération dans leurs équipes.?»
• Enfin, l’ANI préconise de procéder par expérimentations, de façon à «?tenir compte de certaines situations : site avec multiplicité d’entreprises, multiplicité des établissements d’une même entreprise, entreprises à «?guichet?» etc.,?».
Par ailleurs, l’ANI recommande que ces expérimentations soient partagées au sein des branches métiers et qu’elles soient suivies et référencées par le comité de suivi de l’ANI.

Des implications et des conceptions sous-jacentes
Le dirigeant doit dépasser «?l’erreur fondamentale d’attribution?» (3) qui par erreur de jugement laisse penser que le comportement d’un individu relève essentiellement de ses structures internes, en négligeant les contraintes situationnelles. L’ANI fait le postulat qu’en jouant sur le contexte de travail, le comportement des salariés va être positivement impacté et que la relation au travail, elle-même, va être améliorée. Rien ne pourra se faire sans l’implication active des parties prenantes, au premier rang desquelles figure le dirigeant. Pour que cette démarche se révèle d’une grande richesse, elle doit être portée par l’état d’esprit de l’ensemble du corps social. En conclusion, l’approche QVT devrait apporter une réelle plus-value à l’approche RPS, en permettant d’aller plus loin. Néanmoins, aucune avancée importante ne pourra avoir lieu si les organisations ne se saisissent pas du sujet avec une réelle envie de changer de paradigmes. En filigrane, derrière la démarche QVT, se pose la question du sens. Pour quoi faire cela ? Trouver l’éclairage nécessaire à l’action et à l’ancrage fondateur de l’engagement est et sera l’une des recherches majeures des nouvelles générations de salariés.

1 « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle?»
2 Faisant suite à l’ANI de 2008 sur le stress au travail et de 2010 sur le harcèlement moral au travail
3 Jones & Harris, 1967 ; J-L Beauvois 1976