En demandant à l’Arcom de classer les journalistes et les éditorialistes au nom du pluralisme, le Conseil d’État lance une usine à gaz. Qui sera classé ? Qui se chargera du fichage ? Sur quelle base se fier ? Rien ne tient debout…

La décision enflamme le petit milieu politico-médiatique. Rappelons le contexte. Selon la loi du 30 janvier 1986, les chaînes de télévision publiques ou privées sont tenues "d’assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information". L’association Reporters sans frontières demande depuis longtemps à l’Arcom de mettre en demeure CNews, coupable de trop pencher vers la droite, voire l’extrême droite. Face au refus du régulateur, l’association dirigée par le journaliste Christophe Deloire a saisi le Conseil d’État qui a rendu sa décision le 13 février.

Verdict : l’Arcom, est sommée de "tenir compte des interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs animateurs et invités". Les salariés de l’autorité administrative indépendante devront-ils regarder en permanence toutes les chaînes de télévision, scruter chaque invité et remplir un petit carnet de fichage politique ? L’IA se chargera-t-elle de cette basse besogne ? La tâche s’annonce difficile et suppose qu’un chroniqueur, animateur ou journaliste invité soit forcément politisé. Imaginons que ce soit le cas, comment le classer ?

Certains confrères sont très fermes sur les questions de sécurité ou d’immigration mais de gauche sur le plan économique. D’autres sont ouverts sur les questions sociétales (droit des LGBT, signes religieux dans l’espace public, légalisation des drogues, opportunité de l’immigration…) mais très libéraux sur le plan économique. Sont-ils de droite ou de gauche ? En 2017, certains éditorialistes sociaux-démocrates étaient en pâmoison devant Emmanuel Macron. Ils ont fait leur mea culpa et se sentent orphelins politiquement. Inversement, des éditorialistes de droite naguère pro-Sarkozy se rangent plutôt du côté de l’actuel président. Dans quelles cases ranger tout ce beau monde ? Une célèbre journaliste a défendu Jean-Luc Mélenchon et la Nupes, seule contre tous sur de nombreux plateaux. Depuis le 7 octobre, elle ne retient plus ses coups contre LFI. Les Insoumis apprécieraient-ils de la voir rangée dans les intervenants favorables à leur cause ?

Faudra-t-il une autorité pour ficher les chargés de fichage ? On nage en plein délire kafkaïen

Par ailleurs, la question de qui va classer les journalistes va se poser. A priori, ce serait l’Arcom. Mais comment savoir si les ficheurs sont vraiment neutres ? S’ils penchent à gauche, ils peuvent avoir la fâcheuse tendance de qualifier de "facho" ce qui est à leur droite, y compris s’il s’agit de centristes modérés. S’ils penchent à droite, le risque n’est pas nul qu’ils classent un macroniste dans la case "gauchiste". Faudra-t-il une autorité pour ficher les chargés de fichage? On nage en plein délire kafkaïen.

Peut-être est-il plus simple de confier la tâche aux chaînes elles-mêmes. Elles auraient leurs propres grilles d’évaluation. Dans ce cas, il est probable que l’auteur de cet édito soit classé de gauche par CNews et de droite au Média. Le plus simple serait de demander aux journalistes de se positionner. Assez difficile puisque les personnes d’extrême droite ne s’assument pas... Un sacré bazar en perspective. Courageux mais pas téméraire, le Conseil d’État laisse à l’Arcom la possibilité de "définir les modalités". Bonne chance !

Lucas Jakubowicz