Trois jeunes auteurs livrent en cet automne une analyse qui pointe de manière pertinente les dérives de la pensée woke. Avec rigueur et érudition, ils permettent de mieux définir et comprendre les dangers d’une idéologie qui gagne du terrain dans les pays anglo-saxons mais aussi en France.

"Attention, mot inflammable, à manipuler avec précaution." Voilà comment qualifier le wokisme qui ne cesse de semer la zizanie dans le débat public. Selon une partie de la gauche, il s’agit d’une panique morale, d’une invention réactionnaire pour s’opposer au progrès social. De son côté, une fraction importante de la droite l’utilise de manière systématique pour disqualifier un adversaire au point de vider le terme de sa substance.

Trio complémentaire

Pourtant, le wokisme existe et son étude sérieuse permet de montrer à quel point il met en péril la démocratie et la paix sociale. Cet automne, trois jeunes auteurs dissèquent chacun à leur manière une vision du monde qui prend de l’ampleur. Dans Les Nouveaux Inquisiteurs, la journaliste Nora Bussigny met les mains dans le cambouis et s’immerge dans les places fortes du wokisme français : réunions et associations écoféministes, pride radicale, faculté de sciences sociales de Paris VIII à Saint-Denis...

Pas de journalisme gonzo pour l’essayiste Samuel Fitoussi qui, dans Woke fiction, dévoile avec une plume acerbe, des arguments rationnels et des études chiffrées la manière dont "l’idéologie change nos films et nos séries". Surtout, il montre comment le vivre-ensemble, le progrès et la créativité sont ébranlés. Enfin, dans Comprendre la révolution woke, Pierre Valentin apporte un éclairage philosophique bienvenu. Malgré son jeune âge, il maîtrise sur le bout des doigts les penseurs plus ou moins sérieux qui, parfois involontairement, donnent de la substance à une idéologie réactionnaire s’imaginant progressiste : Herbert Marcuse, Pierre Bourdieu, Kimberlé Crenshaw, Judith Butler, Robin DiAngelo…

Pierre Valentin a un grand mérite puisqu’il définit de façon claire et précise le wokisme. Il s’agit "d’une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, en tout cas pour effet, d’inférioriser l’Autre, c’est-à-dire la figure de minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique…) par des moyens souvent invisibles. Le "woke" est celui qui est éveillé à cette réalité et qui se donne pour mission de conscientiser les autres." Une "conscientisation" qui génère de nombreux dommages collatéraux soulevés par les auteurs. Ces derniers ont la tâche rude puisqu’il existe déjà une abondante littérature sur le sujet. Comme de nombreux ouvrages, ils dépeignent la cancel culture, l’ambiance sur les campus ou autres figures imposées. Mais leur travail met en exergue des points peu connus du grand public.

Si le wokisme fait l'objet d'une abondante littérature, Nora Bussigny, Samuel Fitoussi et Pierre Valentin apportent une vraie valeur ajoutée pour comprendre le phénomène

Pas d’amour, pas d’humour, pas d’espoir

WF

C’est sûrement ce qui interpelle le plus après avoir lu les trois ouvrages. Le wokisme semble interdire l’amour et l’espoir. Comme le résume justement Pierre Valentin, les wokes ont perdu "l’émerveillement et la capacité de garder un esprit d’enfant en observant le monde". C’est bien simple, tout est racisme, sexisme, oppression, domination. Impossible pour un homme de séduire une femme, c’est de la masculinité toxique. Impossible pour un couple de cultures différentes de nouer une relation sentimentale puisque toute coexistence est suspecte (un couple entre un homme blanc et un "racisé" est voué à être séparé dans les cortèges en non-mixité dans les gay prides). Psychologiquement, il est impossible d’être amoureux d’un être différent sans arrière-pensées.

Quant à l’art, c’est le même raisonnement : impossible de présenter des scènes d’amour ou de séduction au cinéma, c’est suspect et de nombreux "consultants" édulcoreront les scénarios pour ne blesser personne. S’ils font mal leur boulot, les étudiants s’en chargent. Samuel Fitoussi détaille quelques exemples glaçants qui font penser à la Sainte Inquisition. Ainsi, des étudiants en art ont demandé la censure du Mépris de Godard car la nudité de Brigitte Bardot est désormais qualifiée de male gaze, soit l’expression d’une "masculinité toxique". Quant à l’humour, n’en parlons pas, il est "problématique" également car susceptible d’offenser.

Bref, pour les adeptes de cette idéologie, la vie est triste et sans espoir. Problème, ils imposent leurs dogmes aux autres. Sur les campus, sur les petits et grands écrans, la morale règne. Samuel Fitoussi disséque parfaitement ces dérives et questionne : "De combien de chefs-d’œuvre l’intolérance woke nous prive-t-elle ? De fait, peu de comédies romantiques marquantes sont sorties ces dernières années." Des comédies culte comme Friends ou Mary à tout prix seraient impossibles à produire aujourd’hui.

"De combien de chefs d'oeuvre l'intolérance woke nous prive-t-elle ? De fait, peu de comédies romantiques marquantes sont sorties ces dernières années"

Le wokisme, maladie mentale ?

Paranos, privés de rire, les wokes doivent porter un stigmate supplémentaire : avoir le sentiment d’être persécutés par le système. Leur vie est décidément bien difficile ! Professeurs, étudiants, militants : pratiquement toutes les personnes rencontrées dans les trois ouvrages paraissent frêles, fragiles et malades. D’où une question lancinante : le wokisme est-il une maladie ou le wokisme rend-il malade ?

PierreValentin

Samuel Fitoussi s’est plongé dans des rapports de psychiatres américains. Il apparaît clairement que les personnes se définissant comme "woke" sont surreprésentées parmi celles qui s’estiment victimes de maladies mentales. Pierre Valentin, pour sa part, estime qu’au sein de cette idéologie, il faut se définir comme minorité, victime et oppressé pour être dans le camp du bien. Comme il le constate avec malice : "Rongés par la culpabilité, certains sautent sur l’un des rares canots de sauvetage que le wokisme offre : devenir un dominé qui pourra échapper à la vindicte en y participant."

Ainsi, des personnes blanches vont tenter de s’inventer des origines ethniques africaines, amérindiennes ou de se définir comme non-binaires pour être du côté "des gentils". Si c’est impossible, reste la solution de s’autodiagnostiquer comme souffrant de troubles mentaux. Détail marquant, Pierre Valentin montre les techniques utilisées par les dominants blancs en bonne santé pour expier ce qu’ils sont. Cela donne naissance à un nouveau métier : le coach payé grassement pour expliquer à la bourgeoisie Wasp et bien-pensante à quel point elle est raciste. Chez les militants wokes, la contrition et les aveux publics sont à la mode, dans la droite ligne des procès staliniens ou du maoïsme. Problème, cette pratique se répand ailleurs que dans les cercles militants.

La contrition et les aveux publics sont à la mode dans la lignée des procès staliniens ou du maoïsme

Contrition et soumission

Pour éviter les ennuis ou par culpabilité, nombreux sont ceux qui se soumettent aux oukases d’une minorité radicale. Dans ce qui est sans doute le passage le plus frappant de son livre, Nora Bussigny assure le service d’ordre de la pride radicale à Paris. La consigne est claire : seules les "personnes racisées" peuvent intégrer la tête du cortège qui se veut un  "lieu safe et en non-mixité". Du fait de son origine marocaine, la journaliste est autorisée à trier les participants. Quelle ne fut pas sa surprise : "La docilité me déconcerte. Je guette chaque grimace indignée ou moue boudeuse mais la soumission des personnes blanches est immédiate, inquiétante." Mais peut-on le leur reprocher ? Dans toutes les sphères progressistes, les personnes jugées comme dominantes font leur mea culpa de peur d’être considérées comme racistes et mises au ban de la société pour "mal-pensance".

Samuel Fitoussi relève plusieurs exemples qui pourraient prêter à sourire s’ils n’étaient vrais. Suite à la mort de George Floyd, l’actrice Emma Watson pensait bien faire en publiant sur Instagram un post avec écrit Blake Lives Matter sur fond noir. C’était sans compter sa "gaffe". Pour des raisons esthétiques, le carré noir est encadré d’un filet blanc. Voici l’interprète d’Hermione Granger prise pour cible par des activistes l’accusant de  "suprématisme blanc". Stupide ? Oui. Mais cela ne l’empêchera pas de battre sa coulpe en public en reconnaissant son "privilège blanc" ou un "système structurellement raciste". Un cas loin d’être isolé. L’auteur Stephen King est circonspect sur les quotas ethniques dans le cinéma avec des arguments étayés ? Il doit lui aussi plaider coupable et reconnaître ses privilèges pour calmer les activistes. Même son de cloche pour l’acteur Mario Lopez qui s’est montré réservé à l’idée d’autoriser la transition de genre chez les enfants de trois ans.

Les scénaristes peuvent désormais compter sur "des logiciels d’écriture de scénarios dotés d’outils d’inclusivité, c’est-à-dire d’une IA affichant à mesure que l’auteur rédige son texte, les statistiques de diversité du scénario" 

Mise au pas de l’art

Si les artistes sont les premiers à s’excuser et à montrer patte blanche aux militants les plus ultras, c’est probablement lié au fait que le microcosme de la littérature ou du cinéma est déjà contaminé par cette vision du monde. Au nom de la lutte pour l’émancipation, Hollywood a ainsi mis en place des quotas ethniques qui font froid dans le dos. Chaque individu est classé en fonction de sa race et de son orientation sexuelle. Les « innovations » pour le moment peu connues du grand public rappellent la société ségréguée et séparée censée être combattue. Samuel Fitoussi les recense. Désormais, pour être éligible aux Oscars, un film doit respecter les règles suivantes : au moins un des acteurs principaux issu d’un groupe ethnique sous-représenté, au moins 30 % du casting issu d’au moins deux des groupes suivants : femmes, LGBTQ, handicapés. Les histoires se doivent d’être centrées sur les minorités. Les équipes marketing ou distribution sont elles aussi classées en race et en minorité. D’autres producteurs vont encore plus loin. Ainsi, CBS prévoit au nom de l’égalité 50 % de scénaristes non blancs. Une inégalité évidente, note avec sarcasme Samuel Fitoussi, puisque les Blancs constituent toujours la majorité des Américains.

Conséquence cocasse, de plus en plus de Wasp évoluant dans le domaine de l’art se définissent comme gays ou lesbiennes pour continuer à exercer. Pour éviter les mauvaises pratiques, les scénaristes peuvent désormais compter sur "des logiciels d’écriture de scénarios dotés d’outils d’inclusivité, c’est-à-dire d’une IA affichant à mesure que l’auteur rédige son texte, les statistiques de diversité du scénario".

Refus du dialogue

Nora

Vous trouvez les idées défendues par les wokes saugrenues ? Nora Bussigny, Samuel Fitoussi et Pierre Valentin l’observent à leur manière : il est impossible de dialoguer avec leurs adeptes pour leur faire part de vos réserves. Chaque remarque n’allant pas dans leur sens est vue comme une micro-agression, une discrimination qui suppose riposte. Dans le meilleur des cas, les personnes offensées peuvent se réfugier dans des bulles nommées safe space. Un safe space d’une université américaine contient par exemple "des biscuits, des livres de coloriage, de la pâte à modeler, des oreillers, des couvertures, une vidéo de chiens gambadant, ainsi que des étudiants et du personnel formé à la gestion des traumatismes". Et la garantie de ne pas être confronté à des gens qui pensent différemment.

Le refus du dialogue du wokisme se manifeste également par la volonté de faire preuve de coercition contre la personne qui n’est pas alignée sur la bonne opinion ou par la propension à s’en prendre à une victime supposée qui ne veut pas se fondre dans son rôle : "Si un individu minoritaire refuse le rôle qu’on lui assigne de force, il sera vigoureusement insulté", constate Pierre Valentin. En France, la situation commence à arriver. De nombreuses personnalités "racisées" prônant l’universalisme sont attaquées par les militants wokes, indigénistes et communautaristes. Parmi les plus connues, Rachel Khan, Amine El Khatmi, la musicienne Zhang Zhang, le policier Abdoulaye Kanté, les journalistes Claire Koç ou Sonia Mabrouk.

Pour combattre les dérives du wokisme, les trois intellectuels prônent le dialogue, l'éducation, le cartésianisme

La démocratie en danger ?

Pour combattre les dérives du wokisme, les trois intellectuels prônent le dialogue, l’éducation, le cartésianisme. Hélas, leurs témoignages montrent que le combat risque d’être rude. Face à la raison, la seule réponse des wokes est la violence et le rejet. Une technique qui marche dans la mesure où ils semblent avoir eu la peau des libéraux modérés dans les pays anglo-saxons. Le seul moyen de les combattre semble d’être aussi violent qu’eux, ce que l’on constate avec la radicalisation des républicains américains ou des conservateurs anglais qui font de « l’anti-wokisme » et de la défense de la majorité silencieuse leur cheval de bataille. La France semble plus épargnée grâce à une gauche universaliste encore influente quoiqu’en déclin. Mais aussi grâce à trois jeunes auteurs qui risquent d’avoir de nombreux combats à mener dans les années qui viennent. Courage !

Lucas Jakubowicz