Tous les présidents de la Ve République ont une histoire singulière avec le fort de Brégançon. Si le lieu permet de se reposer, il sert aussi à envoyer des signaux politiques, même durant les vacances.

Presque chaque été, c’est la même chose. Allongés sur leurs transats, attablés sous les parasols, les Français scrutent avec gourmandise les vacances des présidents de la République. Le moyen pour ces derniers de faire passer des messages plus ou moins subtils. Le fort de Brégançon est un lieu idéal. Perché sur un éperon rocheux situé sur la commune de Bormes-les-Mimosas dans le Var, il est un lieu de détente aussi bien que de pouvoir. Chaque locataire y impose son style avec plus ou moins de réussite…

Charles de Gaulle, une nuit et puis c’est tout !

La saga commence avec Charles de Gaulle qui, pourtant, garde un bien mauvais souvenir des lieux. En août 1964, il doit assister à la cérémonie des 20 ans du débarquement de Provence. Mais son service du protocole a négligé un fait important. En plein été, tous les hôtels sont réservés de longue date. En toute hâte, la forteresse militaire de Brégançon est aménagée pour accueillir le chef de l’État qui passe une bien mauvaise nuit. Ses pieds dépassent du lit, les moustiques l’assaillent. Mais, séduit par la vue et l’isolement, il publie le 5 janvier 1968 un décret qui transforme le lieu en résidence officielle. Il demandera aussi de bâtir une digue pour relier ce qui était jusqu’alors une île au continent. L’Histoire est lancée et Georges Pompidou sera le premier à profiter des lieux.

Georges Pompidou peaufine son personnage

Accro au soleil, le couple Pompidou ne se privera pas de séjourner dans la forteresse qui sera utilisée pour bâtir le "mythe du président". Toute l’année, celui-ci se plaît à jouer l’amateur d’art moderne qui n’a pas renié son côté populaire. Brégançon lui servira de scène estivale. Comme pour le palais de l’Élysée, la résidence azuréenne sera aménagée et décorée avec un goût moderne et pointu. Les pièces se parent de fauteuils de cuir blanc signés Pierre Paulin, de tables en plexiglas et de sculptures abstraites. Ce qui n’empêchera pas l’Auvergnat de jouer à la pétanque avec ses gardes du corps ou de prendre la pose en tenue décontractée.

Valéry Giscard d’Estaing, le monarque moderne

Sarkozyste avant l’heure, Valéry Giscard d’Estaing se targue d’incarner la rupture dans la continuité. Il fait du fort un outil pour mettre en avant son côté « moderne » mais aussi monarchique. Lors de son élection en 1974, l’opinion publique reste marquée par la décrépitude physique de Georges Pompidou et par le côté guindé voire "vieille France" du gaullisme. Celui qui accède à la présidence de la République à 48 ans veut à tout prix montrer qu’il est dans la force de l’âge. À la manière d’un John Kennedy, il se laisse complaisamment photographier bronzé et en maillot, en train de jouer du tennis, de l’accordéon, de nager ou de pratiquer le ski nautique. La famille appréciera les lieux et s’orientera vers une décoration au ton plutôt "décontracté chic". Côté gros œuvre un puits de lumière est construit dans la cuisine et une terrasse creusée dans la roche pour lézarder à l’abri des regards indiscrets. Si le centriste veut paraître dans l’air du temps, il garde toutefois un mode de gouvernance monarchique qui suscite l’ire de certains. Un épisode est particulièrement révélateur. Durant la Pentecôte 1976, le couple présidentiel invite à Brégançon Jacques Chirac, alors premier ministre, et son épouse Bernadette. Les hôtes trônent sur des chaises, les invités sont sur des tabourets et partagent le repas avec le professeur de ski nautique et son épouse. Un manque de respect pour Jacques Chirac qui ne tardera pas à quitter Matignon et à s’opposer à celui qui l’a humilié sciemment. Durant le second tour de la présidentielle de 1981, il agira en sous-main pour faire élire François Mitterrand. Qui ne sera pas vraiment accro à Brégançon.

De la même manière qu'un Kennedy, VGE veut à tout prix montrer qu'il est dynamique et dans la force de l'âge

François Mitterrand, service minimum

Même s’il a combattu les institutions de la Ve République, François Mitterrand "s’en accommode" et reste très attaché aux attributs du pouvoir. Amoureux des lieux historiques et hédoniste, il fréquentera pourtant peu le fort de Brégançon. Sa préférence va plutôt vers sa bergerie landaise située à Latche ainsi qu’à Gordes, village du Luberon où sa femme Danielle possède une maison. Le fort servira donc avant tout comme cadre pour des visites officielles telles que celle d’Helmut Kohl à l’été 1985 ou la rencontre avec des syndicats deux ans plus tard.

Jacques Chirac, à la bonne franquette

Attaché au protocole, Jacques Chirac s’est fait un devoir de passer un maximum d’étés à Brégançon même si en fin de second mandat il a confié s’y "emmerder". Les habitants se rappellent encore la simplicité non feinte du couple présidentiel bien souvent présent à la messe. Les visiteurs y témoignent d’une ambiance bon enfant, d’apéros, de grillades. Les vacances présidentielles ne défraieront qu’une seule fois la chronique. En 2001, un paparazzi immortalisera "Chichi" dans le plus simple appareil en train d’observer à la jumelle le yacht de Michael Schumacher. La présidence fait des pieds et des mains pour que les clichés ne soient jamais publiés. Mais dans les salons mondains, certains se vantent d’y avoir jeté un œil…

En 2001, un paparazzo a photographié Jacques Chirac dans le plus simple appareil...

Nicolas Sarkozy, la stratégie médiatique

Très vite, Nicolas Sarkozy accapare le fort de Brégançon. Il y passe le premier pont de la Pentecôte en famille, en profite pour se faire photographier en courant (un grand classique de la communication sarkozyste), installe des écrans dans de nombreuses pièces. En 2011, il se laissera photographier avec Carla Bruni enceinte. Celui qui est défini comme un "hyperprésident" ne quitte jamais vraiment ses dossiers et aime faire étalage de son volontarisme. C’est ainsi qu’en 2008 il recevra Condoleeza Rice pour évoquer la crise géorgienne. Nicolas Sarkozy aura le luxe de choisir entre deux résidences sur les rives de la Méditerranée : Brégançon et la propriété de la famille Bruni-Tedeschi située dans la commune voisine du Lavandou.

François Hollande, pas très "fort"

Durant toute la campagne électorale de 2012, François Hollande avait promis qu’il serait un « président normal ». Quitte à en faire un peu trop. Le second président socialiste de la Ve République a passé le premier été de son quinquennat à Bormes-Les-Mimosas. Mais aussi son dernier tant les choses se sont mal passées. Pour montrer que l’époque du bling-bling est bel et bien révolue, il voyage en TGV avec Valérie Trierweiler puis passe dix-huit jours à se laisser photographier en polo auréolé de transpiration, bedonnant à la plage ("normaux jusqu’au bout du maillot" titrera le tabloïd VSD). Mais si les Français sont prompts à dénoncer les dérives monarchiques du régime, ils ne semblent pas apprécier qu’un président casse autant les codes. Celui-ci est encore plus critiqué que s’il faisait étalage de son pouvoir. Traité de "Bidochon", de "plouc" par une partie de la presse, il verra ses vacances gâchées par le Canard enchaîné qui révélera des commandes de coussins à 200 euros pièce. Un traumatisme pour le président qui ne remettra plus jamais les pieds dans la résidence présidentielle, l’ouvrira au public et en confiera la gestion au Centre des monuments nationaux. Mais avec l’élection de "Jupiter", les choses reviendront à la normale.

Brégançon 2

Emmanuel Macron, le Jupiter de Brégançon

S’il souhaite casser les clivages et apporter un vent nouveau à la politique, le plus jeune président de l’histoire de la Ve République reste attaché à la verticalité et aux symboles de puissance. Logiquement, il adopte le Fort de Brégançon pour ses vacances. Souhaitant montrer qu’il est toujours sur le pont, il reçoit presque chaque année un grand de ce monde pour parler boulot. En 2018 c’est Theresa May afin d’évoquer le Brexit, un an plus tard c’est Vladimir Poutine (déjà reçu fastueusement à Versailles en début de mandat), en 2020 c’est Angela Merkel qui y est invitée. Encore plus que ses prédécesseurs, il est quasi annuellement victime de polémiques lancées par l’opposition. Une année c’est la construction d’une piscine hors-sol qui sert de prétexte, une autre c’est le fait de pratiquer du jet-ski, loisir polluant. Qui sera reçu dans le fort cette année ? Sur quel point sera-t-il attaqué ? Réponse en août.

Lucas Jakubowicz