Pour occuper l’espace médiatique et éviter les bourdes, les responsables politiques se contentent de plus en plus de réciter des phrases toutes prêtes. Au risque de donner une image d’insincérité et de lasser les citoyens. Mauvaise nouvelle, cela risque de continuer.

Le saviez-vous ? Entre eux, les journalistes politiques sont adeptes de deux petits jeux. Le premier est une sorte de bingo qui consiste à deviner à l’avance les messages qui seront martelés sur les plateaux et les réseaux sociaux par les ministres, les députés ou autres porte-paroles. Le second a pour objectif de recenser le nombre de fois où apparaît le même propos sur une journée.

Taylorisme rhétorique

Les esprits taquins s’en donnent à cœur joie tant les éléments de langage prennent une place prépondérante dans le débat public. Au moindre fait divers, après le moindre discours du président de la République, chaque camp pilonne l’espace médiatique en utilisant des arguments parfois ânonnés au mot près. Pour Jacky Isabello, spécialiste de la communication politique, fondateur des agences Coriolink et Parlez-moi d’impact, le débat public ressemble à une "véritable usine à paroles et, pour la faire tourner, il faut des ouvriers capables de débiter à la chaîne ce qui est décidé en haut lieu".

Chaîne d’infos, réseaux sociaux

Une usine à paroles ? Si le terme paraît audacieux, il n’en est pas moins réel. Depuis une dizaine d’années, les chaînes de télévision en continu et les réseaux sociaux déversent en permanence images et discours. Pour exister, pas le choix, il faut occuper le terrain et prendre position sur des sujets parfois complexes que l’on ne maîtrise pas. "Il existe une constante en politique. Plus l’on monte dans la hiérarchie, plus la parole doit être rare. Mais comme il y a de plus en plus de temps de parole à prendre, il faut de plus en plus d’invités", constate Jacky Isabello. Des personnalités qui, le plus souvent, ne sont ni expérimentées ni blanchies sous le harnais. Elles se contentent de reprendre les éléments de langage créés spécialement pour l’occasion.

Pour les meilleurs, il s’agit d’un bon moyen de se faire repérer et d’obtenir une bonne investiture. Dans l’actuelle législature, un certain nombre de députés ont été élus grâce à leur capacité à réciter les éléments de langage dans les émissions de débats, à buzzer sur Twitter plus que grâce à leur implantation locale. Renaissance peut se reposer sur des personnalités telles que Prisca Thévenot ou Maud Bregeon toutes deux implantées dans les très macronistes Hauts-de-Seine. Du côté de la Nupes, David Guiraud, habitué au feu des projecteurs a été parachuté à Roubaix-Wattrelos dans le Nord, Antoine Léaument, le Monsieur digital de Jean-Luc Mélenchon qui se définit comme "député Youtubeur" est ancré dans l’Essonne. Le RN, pour sa part, a fait élire dans l'Yonne Julien Odoul, bretteur habitué aux polémiques télévisuelles. Cela ne les empêche pas de remplir leur fonction. Mais c’est leur capacité à réciter des éléments de langage qui, en grande partie, explique leur succès.

La phobie des couacs

S’ajoute à cela un contexte politique propre à l’Hexagone. Pour faire simple, chaque grande force politique a besoin de contrôler parfaitement la parole de ses cadres. La Macronie s’est construite comme contre-modèle à l’ère Hollande minée par les frondes, les prises de bec publiques entre aile droite et aile gauche ou encore les critiques contre le président lui-même. Traumatisés par cette situation, Emmanuel Macron et sa garde rapprochée ont tendance à brider ministres et élus invités à reprendre manu militari des éléments de langage concoctés dans les cabinets. Malheur à qui s’en écarte, il est ostracisé.

Un gouvernement qui a la hantise des couacs, un RN qui veut se normaliser, des insoumis endoctrinés : le terreau est propice aux éléments de langage

Du côté du RN, c’est très simple : l’objectif est d’accéder au pouvoir. Pour cela, il est primordial d’éviter les petites phrases et les polémiques auxquelles le parti est coutumier, ce qui est loin d’être évident puisque le mouvement compte désormais 88 députés. Marine Le Pen contrôle donc ses troupes avec poigne. Seuls quelques responsables sont autorisés à prendre la parole publiquement et la plupart se contentent de réciter des fiches et des arguments écrits pour eux. À la première incartade, interdiction de parler en public !

Enfin, les Insoumis ont beau critiquer une majorité composée de "playmobils", force est de constater qu’ils répètent exactement les mêmes arguments, notamment sur Twitter où le lecteur peut avoir l’impression qu’ils copient-collent du contenu livré clés en main. Là aussi, il semble interdit de tenir un discours qui ne colle pas avec la ligne officielle. En somme, les propos de la classe politique tricolore manquent de spontanéité.

Contre-productif

De quoi réjouir les communicants et les états-majors qui, comme le glisse Philippe Moreau Chevrolet, président du groupe MCBG Conseil et professeur de communication politique à Sciences Po Paris, sont "contents quand tout le monde répète la même chose au même moment". C’est oublier le plus important : un discours est conçu avant tout pour convaincre, susciter de l’adhésion. Et le fait de marteler ad nauseam les mêmes propos est une "méthode archaïque et contre-productive". Le rejet de la politique, des partis et la hausse de l’abstention sont d’ailleurs corrélés à l’omniprésence de ces phrases toutes faites.

"Les citoyens ne sont pas stupides et se rendent bien compte qu'ils assistent à de la récitation faite par des clones interchangeables"

"Il existe un risque réel de saturation. En entendant dix fois le même message, le cerveau le rejette, surtout lorsqu’ils ne sont pas étalés dans le temps", explique le communicant qui estime par ailleurs que ces procédés rhétoriques discréditent ceux qui les prononcent : "Les citoyens ne sont pas stupides et se rendent bien compte qu’ils assistent à de la récitation de fiches". Ce qui donne l’impression que nos responsables publics sont "des clones interchangeables, des IA, sans idées, sans personnalité, sans sincérité".

Pour le personnel politique, cela peut représenter un certain danger puisque les profils les plus intelligents structurés et spécialisés n’auront guère envie de s’engager au service de l’intérêt général s’ils se retrouvent enfermés dans un rôle de simple perroquet.

Repenser la com ?

Mais comment mettre fin à cela ? Pour les partis politiques et les gouvernements, utiliser des éléments de langage ennuyeux reste préférable au risque de couacs ou d’absence médiatique. Il existe pourtant une technique trop peu utilisée, celle de la "campagne décentralisée" que Philippe Moreau Chevrolet définit de la manière suivante : "Il s’agit de donner les grandes lignes de communication et de laisser les personnes concernées les reprendre à leur sauce, avec leurs propres mots". Aux États-Unis, les campagnes de Barack Obama ou de Bernie Sanders ont eu recours avec succès à cette méthode de plus en plus difficilement duplicable en France, pays où d’après le communicant, "les hauts responsables politiques n’ont plus vraiment confiance dans leurs cadres".

Les seuls à sortir du rang sont les plus anciens, les rescapés d’une époque où le franc-parler était une valeur appréciée. Jean-Luc Mélenchon, François Bayrou, Roselyne Bachelot, Rachida Dati sont faits de ce bois-là. Cette dernière est même devenue une vedette puisque chacun de ses passages médiatiques attire des spectateurs séduits par son sens de la formule et de la punchline qui révèle une certaine sincérité. Qui n’a pas été fabriquée par une plume dans la soupente d’une administration…

Lucas Jakubowicz