Depuis leur entrée dans l’hémicycle, les députés RN font preuve d’une rare discrétion. Une stratégie délibérée censée emmener leur parti encore plus haut. Ils peuvent pour cela compter sur les frasques de la Nupes et la stratégie risquée de Renaissance.

Assemblée nationale, mardi 28 juin 2022. Comme le veut la tradition, le doyen de l’hémicycle prononce un discours pour inaugurer la nouvelle législature. José Gonzalez, 79 ans, fraîchement élu député RN de la dixième circonscription des Bouches-du-Rhône, monte à la tribune. Le pied-noir natif d’Oran en profite pour faire part de sa nostalgie de l’Algérie française. Aussitôt, la presse se déchaîne : avec 89 députés d’extrême droite, dont beaucoup sans expérience, les cinq années à venir vont donner lieu à une farandole de saillies xénophobes, anti-démocratiques, antisémites, machistes et anti-élites.

LFI, le nouveau RN ?

Pour le moment, les choses se passent comme prévu. Ou presque. Si les propos nauséabonds s’infiltrent dans le débat public, il semble qu’ils viennent plutôt des Insoumis. Ainsi, c’est Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale qui a qualifié Élisabeth Borne de "rescapée", propos à double sens puisque la Première ministre est fille de déportés juifs. Un jeu de mots que Jean-Marie Le Pen aurait pu prononcer… De même, c’est toujours LFI qui est à la manœuvre pour déposer une résolution visant à qualifier Israël d’État pratiquant "l’apartheid". Et ce sont encore deux députées mélenchonistes de Paris qui ont fait campagne au côté de l’ancien chef du parti travailliste anglais Jeremy Corbyn, fustigé par son propre parti pour ses positions frôlant l’antisémitisme.

Pour piétiner de la démocratie les députés LFI sont également au rendez-vous, notamment lorsque le député du Nord Adrien Quatennens qualifie un gouvernement élu "d’illégitime". Et que dire de l’affaire Quatennens qui permet à Jean-Luc Mélenchon de "saluer la dignité et le courage" d’un homme avouant avoir giflé son épouse ? Une ligne loin d’être isolée, comme le prouve le député Manuel Bompard qui, de son côté, appelle à "faire la part des choses". Pour faire bref, les petites phrases sentant bon l’extrême droite traditionnelle viennent plutôt de la gauche. Pendant ce temps, le RN reste tapi dans l’ombre.

"Tout le système fait le jeu du RN" 

Pas de vagues

La tactique de Marine Le Pen semble simple : prendre le contre-pied d’une Nupes prise en otage par LFI et se notabiliser. Sur la forme, certains Insoumis éprouvent un malin plaisir à venir débraillés à l’Assemblée ? Chez les lepénistes, le costume cravate est de rigueur. Parmi les collaborateurs parlementaires, les "BCBG" venus de LR ont pris le dessus sur les militants historiques, adeptes des polémiques permanentes. À l’intérieur du groupe, la parole est contrôlée, peu d’élus s’expriment en public pour éviter les bourdes. À tel point que, pour les journalistes politiques, il est difficile de trouver de "bons clients" pour évoquer les questions de fond ou distiller les off. Une stratégie bien rodée à laquelle contribue la Nupes, mais aussi d’autres groupes parlementaires. Notamment Renaissance.

Le jeu dangereux des macronistes

Philippe Moreau-Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po et fondateur de l’agence MCBG Conseil en vient même à se demander s’il n’existe pas un "pacte implicite de non-agression entre LREM et le RN", ce qui serait pour le moment un accord gagnant-gagnant. D’un côté, Renaissance s’assurerait une "majorité d’appoint" en cas de besoin, diaboliserait la Nupes, ce qui permettrait au macronisme de terminer son OPA sur la gauche modérée et de souder les électeurs de droite contre une menace commune. De l’autre, le RN profiterait de la situation pour revêtir les attributs de parti de gouvernement. De quoi l’aider à faire un jour sauter le plafond de verre. "Un jeu très dangereux", estime Philippe Moreau-Chevrolet qui qualifie les stratèges de Renaissance d’"apprentis sorciers". Une qualification qui fait bondir Aurore Bergé, députée des Yvelines et présidente du groupe Renaissance au Palais-Bourbon : "Notre ligne est claire, on ne s’assoit pas à la table des négociations avec l’extrême droite."

"Les stratèges macronistes jouent à l'apprenti sorcier" 

Une technique gagnante ?

Il n’empêche que, pour le moment, le centre et la gauche font chacun à leur façon le jeu de l’extrême droite. Le premier lui confère une légitimité inespérée, la seconde réussit l’exploit de faire plus peur que l’extrême droite. Un sondage réalisé en septembre par l’Ifop pour L’Humanité révèle que 56 % des Français se déclarent inquiets de la radicalité de la Nupes. Plus illustratif encore, la proportion s’élève à 41 % chez les électeurs de gauche. Reste à savoir si cela suffira pour permettre au RN de s’imposer à la présidentielle de 2027.

« Le vernis va finir par craquer »

Pour Aurore Bergé, la nouvelle posture du RN est une fumisterie : "Ce n’est pas parce qu’ils portent une cravate qu’ils sont subitement devenus plus modérés." Selon elle, il est nécessaire de "débusquer leurs vraies idées et le vernis finira par craquer", notamment concernant les questions sociétales telles que l’IVG ou la fin de vie, thématiques sur lesquelles certains membres du groupe venus des milieux identitaires se montrent très conservateurs.

Philippe Moreau-Chevrolet, pour sa part, estime qu’il n’est pas impossible que le RN traverse le quinquennat sans polémique majeure. "L’authenticité du RN est un acquis. Il n’a pas besoin d’en faire des tonnes sur l’immigration ou l’insécurité." Il est possible de penser que le mot d’ordre "pas de vagues" permettra de rassurer les électeurs les plus âgés ou les CSP+ qui font systématiquement défaut au Rassemblement national durant les seconds tours. Une catégorie de la population qui n’apprécie guère les discours racistes ou populistes.

Reste tout de même un risque que pointe le communicant : "Le RN risque de se retrouver domestiqué et devenir un parti comme les autres. Les députés peuvent sentir une certaine griserie à devenir des notables, s’enfermer dans la bulle confortable du pouvoir." De quoi décevoir un électorat populaire et contestataire qui pourrait se reporter sur plus extrémiste encore. Un scénario qui ne relève pas de la science-fiction. Ce n’est pas Matteo Salvini et sa Ligue, dépassés sur la droite par Giorgia Meloni, qui diront le contraire…

Lucas Jakubowicz