Si la gauche regagne de l’influence à l’Assemblée nationale, un examen de la carte électorale met en lumière une situation préoccupante : une concentration dans les zones urbaines et un abandon d’une large partie du territoire.

Sur le papier, les choses ne se sont pas si mal passées pour la Nupes. Avec 133 sièges, la gauche rassemblée devient la première force d’opposition au Palais Bourbon et regagne du poids par rapport à la législature précédente où elle avait atteint un niveau historiquement bas : 73 députés. Pour autant, le score reste bien en deçà des sondages et des espérances des dirigeants Insoumis, verts, socialistes et communistes qui tablaient sur 200 élus en moyenne. Comment expliquer ce décalage entre espérances et réalité ? Un regard rapide sur la carte électorale permet d’avoir la réponse.

Haro sur les métropoles !

Le rouge, couleur de la Nupes, se concentre dans les zones urbaines. Ainsi, l’Ile-de-France regroupe 32% des députés de l’alliance. Près de 40% des sièges occupés par les Insoumis à l’Assemblée nationale le sont par des élus de cette région dont un département, la Seine-Saint-Denis, comporte uniquement des députés de gauche. Ailleurs sur le territoire, la situation est la même. En Alsace, les deux seuls députés de ce bord politique sont implantés à Strasbourg. Dans la région Sud, ils sont concentrés à Marseille avec deux exceptions notables : un fief historiquement communiste qui regroupe les villes d’Istres et Martigues et l’ancienne circonscription de Christophe Castaner dans les Alpes-de-Haute-Provence. À Toulouse, les trois circonscriptions de la Ville rose arborent le pavillon LFI.

Un tiers des députés de la Nupes sont élus en Ile-de-France. La proportion est de 40% pour les insoumis

Continuons notre rapide tour de France par le Nord-Pas-de-Calais, terre historiquement socialiste et communiste. L’ancien bassin minier et les petites villes en dehors des grandes métropoles passent peu à peu sous le giron du RN. En revanche, à Lille, au premier tour des législatives, la gauche termine première dans tous les bureaux de vote. Mais dans la "France périphérique", terme rendu populaire par le géographe Christophe Guilluy, même unie, elle ne cesse de reculer.

Nouvel électorat

Force est de constater que le peuple de gauche a entamé une véritable mutation que la Nupes et la droitisation du macronisme accélèrent. Le journaliste Jean-Laurent Cassely, spécialiste du mode de vie des urbains et coauteur avec Jérôme Fourquet du best-seller La France sous nos yeux, observe depuis des années cette recomposition. Selon lui, deux catégories composent les principaux bataillons de la nouvelle gauche tricolore. La première est constituée des "habitants des centres-villes des grandes métropoles. Une population plus jeune et éduquée que la moyenne nationale". Des citoyens qui accordent une grande importance aux questions que certains peuvent qualifier de "woke" : égalité des genres, lutte contre les discriminations sexuelles ou raciales mais aussi environnement. "Une partie de ce segment électoral s’est mis "en marche" en 2017 avant de se tourner vers EELV aux municipales, vers Jean-Luc Mélenchon et dans une moindre mesure Yannick Jadot à la présidentielle avant de porter massivement ses suffrages sur la Nupes aux législatives". C’est dans ce vivier, ressemblant peu à la sociologie nationale, que la gauche recrute désormais la majorité de ses jeunes cadres.

En parallèle, les Insoumis sont parvenus à mobiliser et regrouper sous leur bannière les électeurs des banlieues, plus pauvres, plus métissés et plus abstentionnistes que la moyenne. C’est d’ailleurs dans les communes populaires des grandes métropoles que Jean-Luc Mélenchon a réalisé ses meilleurs scores à la présidentielle : Saint-Denis (61%), Bobigny ou Aubervilliers (60%)… La clé ? Une prise en compte de problématiques identitaires qualifiées de communautaristes par certains. Cet ajustement idéologique matérialisé par des attaques contre la police, la participation à une manifestation contre "l’islamophobie d’État" ou une essentialisation des musulmans français a certes permis un carton dans les métropoles mais a pu rebuter l’électorat populaire des zones qui en sont éloignées.

Partage du travail et du territoire

Pour parler à son nouveau cœur de cible, la Nupes est une belle trouvaille. Dans une société plus archipelisée que jamais, elle permet, pour reprendre les termes de Jean-Laurent Cassely, un "partage du travail efficace". Aux Verts les centres-villes de grandes métropoles. Logiquement, une bonne partie des 23 députés y est implantée : À Paris, Éva Sas a remporté sans forcer le très bobo 12e arrondissement de Paris. Il en est de même pour Julien Bayou dans le Marais ou Sandrine Rousseau dans le 13e arrondissement. En Ile-de-France, EELV a également remporté des circonscriptions dans le riche département des Hauts-de-Seine. En province, le centre des villes étudiantes et bourgeoises est une cible de choix. Marie-Charlotte Garin est élue dans le centre-ville de Lyon, Sandra Regol dans celui de Strasbourg, Nicolas Thierry à Bordeaux…

Du côté de LFI, les circonscriptions comportant une forte concentration de Français issus de l’immigration constituent un cadeau offert à de jeunes parachutés qui incarnent la nouvelle garde du parti : Après s’être cassés les dents dans les Deux-Sèvres ou à Châteauroux, Clémence Guetté et Antoine Léaument ont été poussés à Créteil ou Grigny. Raquel Garrido est pour sa part élue à Bobigny-Drancy, Gabriel Amard, gendre de Jean-Luc Mélenchon, a été imposé avec succès à Villeurbanne tandis que David Guiraud est le nouveau député de Roubaix-Wattrelos.

Quant aux communistes et aux socialistes, leur mission est simple : assurer une présence dans des anciens bastions de la gauche rurale : Auvergne, Sud-Ouest, Seine-Maritime, Bretagne... Avec un succès relatif puisque le RN et Ensemble s’y taillent un espace électoral. De nombreux pans du territoire sont donc devenus une terra incognita pour la gauche qui ne possède plus les codes pour s’adresser aux habitants.

Pour François Ruffin, "On ne doit pas devenir la gauche des métropoles"

Prise de conscience ?

Quelques dirigeants commencent à se préoccuper de cette situation. Et aucun d’entre eux ne vient des métropoles. Dans une interview remarquée publiée le 22 juin dans Le Monde, François Ruffin, réélu dans sa circonscription de la Somme, qui a pourtant placé le RN en tête aux deux tours de la présidentielle, tire la sonnette d’alarme. Selon lui, "on ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs (…). Après la présidentielle, au vu des résultats d’un Mélenchon très fort dans les quartiers, dans les métropoles, mais plus en difficulté dans la France périphérique des gilets jaunes, j’interrogeais : on va les rechercher ou on les abandonne au RN ? Comment devenir majoritaire sans eux ?" Autre poil à gratter (ou mauvaise conscience) de la Nupes, le communiste Fabien Roussel. Après les législatives, l’ancien candidat à la présidentielle estime lui aussi que la Nupes "ne parle qu’à une partie de la France, celle des villes et non celle de la ruralité". La gauche s’enfermerait d’après lui sous un "plafond de verre". Plafond de verre que le RN est parvenu à exploser en remplaçant communistes et socialistes dans la France "périphérique" qui constitue la majorité du pays.

Lucas Jakubowicz