Face à un monde de plus en plus dangereux, les pays européens augmentent leurs budgets militaires. Et commencent à réfléchir à un véritable appareil militaro-industriel commun. Si les premiers actes concrets sont là, la route est encore longue…

Alea jacta est. Après une longue période de tensions qui a culminé ces derniers mois, l’armée russe a attaqué l’Ukraine le 24 février au petit matin. La guerre est désormais aux portes de l’Union européenne. Une première depuis le conflit en ex-Yougoslavie. À cette époque, "les pays de l’Union européenne sont restés paralysés et ce sont les États-Unis qui ont débloqué la situation", explique Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en sciences politique à l’université de Grenoble et membre du Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes. Plusieurs décennies plus tard, la situation est différente.

Le vieux monde se réarme

Depuis les années Obama, les Américains délaissent peu à peu l’Europe au profit de la zone Asie-Pacifique, les Russes augmentent leur potentiel militaire et veulent confirmer leur statut de puissance, ce qui suppose de se confronter géopolitiquement à l’UE, les attentats frappent régulièrement le Vieux Continent. Conséquence : celui-ci se réarme. Massivement.

Dans l’Hexagone, la hausse du budget de la défense entamée sous le quinquennat de François Hollande se poursuit de plus belle sous la présidence d’Emmanuel Macron. L’enveloppe consacrée aux armées a augmenté de 9 milliards d’euros entre 2017 et 2022, année où elle atteint un montant de 41 milliards d’euros. Selon la loi de programmation militaire, la montée en puissance s’accélérera encore en 2023 (3 milliards de plus). Même son de cloche du côté de l’Allemagne qui a décidé de ne plus négliger son armée. Outre les deux grandes puissances, les plus petits pays déploient des efforts inédits. C’est le cas de la Pologne ou encore de la Suède qui va réhausser son budget de 40 % entre 2021 et 2025. Point important, les armées ne travaillent plus chacune dans leur coin et commencent à collaborer concrètement. Ce que permettent les institutions communautaires.

L'attitude de Vladimir Poutine pousse les armées européennes à se réarmer et à coopérer

FED : une collaboration concrète (et discrète)

La dernière innovation en date tient en trois lettres : FED, soit fonds européen de défense. Concrètement, il s’agit d’une enveloppe de 7,9 milliards d’euros afin de soutenir les investissements dans la recherche militaire et de développer des technologies communes pour disposer d’équipements interopérables. "C’est le grand retour de l’Europe en mode projet", estime Delphine Deschaux-Dutard. L’objectif principal est de créer et soutenir les investissements dans la recherche, développer des équipements communs en stimulant la coopération entre industriels. Sur le long terme, le but est de faire en sorte que les armées nationales possèdent des équipements et des technologies compatibles et made in UE.

Ce qui est loin d’être le cas actuellement puisque les armées du Vieux Continent possèdent 178 systèmes d’armement différents contre 30 dans l’US Army. De même, si la première armée du monde s’appuie sur 6 avions de combats, les forces aériennes des Vingt-Sept en comptent 30. Les premiers projets sont en cours de conception, le plus avancé étant le drone de combat Male conçu par la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie.

L’impossible appareil militaro-industriel commun

Si la volonté est là, la route est longue avant de disposer d’une armée autonome. Les États membres ont des doctrines différentes et ne s’accordent pas sur les mêmes chantiers à prioriser. Même si, désormais, la défense face à la Russie est prioritaire. Ajoutons également que de nombreux industriels nationaux sont réticents à partager des technologies ou des marchés. La question de la défense est un enjeu d’indépendance pour tous les pays qui, d’après Delphine Deschaux-Dutard, "peuvent se montrer réticents à mutualiser et veulent garder une industrie locale". Les divers états-majors veulent également garder leur indépendance concernant leurs programmes militaires. En somme, ils peuvent préférer acheter américain plutôt qu’européen. Ce qui explique également pourquoi l’Oncle Sam met tout en œuvre pour contrer une Europe de la défense. Une UE indépendante militairement, c’est un (immense) marché en moins.

Chars et avions franco-allemands

Pour le moment, les Américains peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Les grands projets militaires communs ne se déroulent pas comme prévu et présentent de nombreux problèmes pratiques et juridiques. Le programme SCAF (système de combat aérien du futur), avion conçu collectivement par Paris et Berlin, et le MGCF, censé être le char européen de référence, présentent des difficultés pratiques. "Comment gérer la propriété intellectuelle ? Que faire en cas d’arrivée d’un nouveau partenaire ? Quid de l’exportation nécessaire pour rentrer dans les frais ? interroge Delphine Deschaux-Dutard qui évoque une France qui vend à n’importe qui et une Allemagne où le Bundestag a un droit de veto sur les exportations d’armes". Sur ce point une réponse a été trouvée : si un produit a moins de 20 % de composants allemands, le Bundestag n’a pas de droit de regard. Chaque programme commun est un parcours du combattant.

"La prochaine génération d'avions et de chars de combat avec nos partenaires européen, et en particulier la France, est une priorité absolue" (Olaf Scholz)

Mais les choses pourraient s’accélérer. La crise ukrainienne prend des proportions telles qu’elle incite l’Allemagne a changer de stratégie, et ce de manière très rapide. Dans un discours prononcé devant le Bundestag le samedi 26 février, le chancelier SPD Olaf Scholz a annoncé mettre immédiatement sur la table 100 milliards d’euros pour moderniser et rééquiper son armée. Autre point important, il a érigé en "priorité absolue" la construction de la "prochaine génération d’avions et de chars de combat avec nos partenaires européens, et en particulier la France".

Une armée commune reste pour le moment une utopie. Mais la prise de conscience et les premiers actes sont là. Toujours ça que les Américains et les Russes n’auront pas !

Lucas Jakubowicz

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