Le mouvement des Gilets jaunes marque une rupture dans l’histoire de la Ve République. Ne s’estimant plus représentés par les partis politiques et les syndicats, les manifestants agissent par eux-mêmes. Une situation potentiellement dangereuse.

Vitres brisées, magasins pillés, élus menacés de mort, préfectures attaquées. Les Gilets jaunes, bien que se revendiquant comme pacifiques, sont parfois violents. Mais, contrairement à bien des idées relayées dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis plus d’un mois, il ne s’agit pas d’une vague de protestation de masse inédite.

La Ve République a connu des manifestations plus mobilisatrices, et parfois plus violentes. Nul besoin de remonter à mai 68. Les défilés contre le mariage pour tous, le CPE ou la réforme des retraites restent encore dans les esprits.

Sur un point toutefois, le mouvement porte une innovation qui, à terme, pourrait s’avérer un lent poison pour nos institutions. Pour la première fois, partis politiques, syndicats ou associations n’ont pas joué le rôle de force structurante, de porte-voix d’une partie du peuple. En 2018, celui-ci se défiant de ces représentants naturels a décidé de penser par lui-même sa représentation et sa coordination via des groupes Facebook et des comités organisés à l’échelle locale.

Partis politiques, syndicats ou associations n'ont pas joué le rôle de force structurante.

Leaders syndicaux et chefs de partis dépassés, déphasés, rejetés par ces manifestants qui se proclament issus du « pays réel » n’ont pas eu d’autres choix que de se mettre à la remorque des Gilets jaunes. Désormais, ce ne sont plus Laurent Wauquiez, Jean-Luc Mélenchon, Philippe Martinez, ou Olivier Faure qui se font l’écho d’une population en colère. Celle-ci s’est donnée pour représentants des personnalités parfois raisonnables, souvent vindicatives.

Ce sont des chauffeurs routiers, des promoteurs immobiliers, des allocataires du RSA ou des hypnothérapeutes qui donnent le la. Les « représentants traditionnels », caricaturés en apparatchiks, suivent ou commentent, bon gré mal gré, avec souvent du retard. Il a ainsi fallu attendre le 1er décembre pour voir la CGT manifester avec les Gilets jaunes, dans des « cortèges distincts ».

Au-delà, un clivage entre « Gilets jaunes modérés » et « Gilets jaunes radicaux » apparaît, illustrant un modèle qui pourrait se substituer à la gauche et la droite classique.

Crise de la représentation

Une situation potentiellement dangereuse. Si elle devait perdurer, les conflits sociaux prendraient à terme la forme suivante : un gouvernement élu amené à négocier avec une foule en colère, mal représentée par des porte-parole dépassés et menacés. Ces portes parole, sous pression personnelle, choisis selon un processus bien peu clair, montrent l’influence d’une base radicalisée, dont émane des menaces de marche sur l’Elysée, de prise de pouvoir fantasmée mais affirmée. Certains ont d’ailleurs renoncé à rencontrer l’exécutif, ayant recu des menaces d’agression en cas d’insuccès ou de « trahison ».

C’est tout le fonctionnement démocratique qui se trouverait remis en cause. Accepter un tel substitut à la démocratie par romantisme révolutionnaire serait dangereux. Et d’une certaine manière le gouvernement a pris officiellement acte de la situation. Après avoir reçu des Gilets jaunes peu ouverts à la négociation le 30 novembre, Edouard Philippe a dialogué vendredi avec une délégation de « Gilets jaunes libres », la frange modérée du mouvement.

Gilets jaunes modérés et gilets jaunes radicaux remplacent momentanément le clivage gauche-droite.

Heureusement pour l’exécutif, son appel au dialogue et sa politique de la main tendue commencent à produire ses effets. Les Gilets jaunes se sont scindés entre une minorité radicalisée voire hors de contrôle, et une autre plus ouverte et favorable à la discussion. Celle-ci sera probablement amenée à se substituer aux syndicats et aux partis politiques dans les échéances à venir. Le gouvernement a même redonné une place aux syndicats, puis aux partis reçus à Matignon le 3 décembre. Maigre consolation.

Une sortie de crise semble se dessiner. Mais sans le secours des partis de gauche et de droite ou des syndicats qui semblent désormais hors jeu.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce le comportement des syndicats, affaiblis par un taux d’adhésion de moins de 10% des salariés, caricaturés comme attachés à la défense de leurs prérogatives plus qu’à celle des salariés ? Celui des partis politiques dirigés par des élus professionnels, que les Gilets jaunes perçoivent comme plus préoccupés par les jeux d’appareils que par les personnes qu’ils doivent représenter ? Ou à un gouvernement qui a annoncé la naissance d’un nouveau monde, et qui pour aller vite et réformer en profondeur, a avancé sans les syndicats ? Difficile de répondre précisément à cette question complexe.

Que se passera-il si un nouveau mouvement de colère émerge et qu’il s’avère impossible de voir surgir en son sein des personnes ouvertes au dialogue ? Le mouvement des Gilets jaunes a-t-il ouvert une boîte de Pandore ? C’est ce qu’espèrent certains militants politiques radicalisés et casseurs professionnels qui tentent de souffler sur les braises. Vigilance.

Lucas Jakubowicz (lucas_jaku)