Au cœur des bouleversements engendrés par la pandémie, l’un d’entre eux perdure : l’expatriation. Quel régime fiscal pour un employé en télétravail à l’autre bout du monde ? Comment mener à bien une succession internationale ? Quelles sont les meilleures destinations ? Quatre experts du sujet se sont réunis autour d'une table ronde pour répondre à ces questions : Stéphanie Auféril, avocate associée, Arkwood Arlette Darmon, notaire Présidente du Groupe Monassier Gilles Bellaïche, président, Financial Groupe Sébastien Dufoix, ingénieur patrimonial, Société Générale Private Banking
Décideurs. La pandémie a fait émerger plus d’une tendance sur son chemin, parmi elles, l’expatriation. Comment l’expliquez-vous ?
Stéphanie Auféril. Nous voyons depuis plusieurs années des entrepreneurs, managers de fonds, voire des salariés partir pour vivre une nouvelle expérience en s’expatriant, que ce soit dans un sens, de l’étranger vers la France, ou dans l’autre.
Gilles Bellaïche. Au cœur de cette tendance, il existe deux profils d’expatriés. Ceux qui partent à l’étranger pour des raisons personnelles et des conditions de vie meilleure, et ceux attirés par les opportunités et l’attrait professionnel d’un certain nombre de pays.
Arlette Darmon. La crise sanitaire a fait prendre conscience à beaucoup de personnes qu’il y a une vie en dehors du travail. Nous avons découvert que le télétravail était possible, que du jour au lendemain les transports pouvaient être complétement immobilisés, et pour ces exemples, nous avons vu des familles se rapatrier en France pour retrouver leurs proches.
S. A. Oui et c’était notamment le cas pour nos clients résidant en Asie !
Sébastien Dufoix Au niveau de Société Générale Private Banking, nous percevons parallèlement un mouvement de retour de nos clients expatriés vers l’Europe de l’Ouest, mouvement justifié par les politiques COVID ou les incertitudes géopolitiques régnant dans de nombreux pays. Certains clients confrontés à l’instabilité politique de leurs pays, peuvent percevoir l’Europe de l’Ouest comme une zone de repli.
G. B. Si nous analysons les chiffres, au 1er janvier 2023, ce sont 1,7 million de Français qui sont expatriés, avec une progression de 4,2 %. Cela étant, il n’y a jamais eu de croissance aussi importante de l’impatriation qu’en 2022 par rapport aux quinze dernières années. Nous vivons dans un pays qui reste séduisant malgré tout !
 
Le télétravail n’a-t-il pas posé de souci sur la forme juridique et fiscale ?
A.D. Un problème de droit du travail et d’assurance demeure lorsqu’un salarié s’expatrie. Sur le plan personnel, il y a une escalade de problèmes à anticiper.
S. A. Sans forcément relocaliser toute la famille, le télétravail pose des questions d’affiliation à la sécurité sociale pour l’employeur, d’établissement stable selon la nature de l’activité de l’employé, c’est-à-dire s’il génère du profit. Cela cause tellement de problèmes pour les employeurs que certains contrats de travail ont intégré une clause limitative de localisation pour éviter ces risques. La création du statut d’indépendant du salarié expatrié peut être une solution mais cela impacte la relation de travail.
G. B. De nombreuses sociétés viennent nous voir pour comprendre les régimes de taxation et les régimes sociaux associés à l’étranger. Lorsque nous leur expliquons les conventions internationales, et les règles et obligations qui s’y rattachent, certains dirigeants prennent peur. La plupart des salariés en télétravail ou remote site à l’international et qui continuent à être rattachés à leurs employeurs, tout le monde continue à payer pleinement toutes les cotisations sociales française à tort, par manque de connaissance. Cela étant, une fois les règles des cotisations des Caisses des Français à l’étranger expliqué, nos clients se rendent compte que ce n’est pas si compliqué que cela à mettre en place. Nous sommes là pour les assister dans leur expatriation et surtout cela représente en général une économie de 20 % en moyenne par rapport à ce que dépensent les employeurs qui par défaut ne bénéficient pas des économies propres au régime international. Cela règle les problèmes de couverture sociale, de retenues à la source sur le plan fiscal… La plupart des sociétés françaises se trouvent un peu dans la position de l’autruche quand ils ont des salariés expatriés, ils ne savent pas comment faire et restent sur des solutions qu’ils semblent connaître mais ne conviennent à personne. Ces nouveaux sujets sont des consommateurs de conseils pour l’avenir.
S. D. Comme banquiers, nous constatons l’hétérogénéité des pratiques de télétravail des entreprises  de nos clients-Certaines promeuvent le télétravail y compris dans un contexte international   avec très peu de contraintes juridiques et fiscales alors que  d’autres définissent des cadres très restrictifs avec une moindre e attention au besoin de souplesse des salariés.
G. B. Nous remarquons d’ailleurs que certaines compagnies l’ont bien compris : offrir une porte ouverte à l’expatriation est une façon de fidéliser ses talents.
 
D’après votre expérience, quelles sont les pays les plus sollicités ?
A.D. Aujourd’hui, les personnes se renseignent bien évidemment sur la fiscalité des pays mais surtout la qualité de vie. Il existe un intérêt grandissant pour l’Italie, avant c’était le Portugal, et cela concerne des jeunes, des retraités et des actifs !
S. A. Il ne faut pas laisser de côté la France parmi les meilleures destinations, très attrayante pour les Américains notamment. Au-delà ça, à l’inverse d’Arlette Darmon, le Portugal a le vent en poupe pour nos clients expatriés. Par ailleurs, ce pays n’a pas de convention fiscale avec la France couvrant les donations et successions, contrairement à l’Italie qui a une convention fiscale avec la France très favorable, ce qui pourrait expliquer certains mouvements. Les Émirats arabes attirent aussi, surtout parmi les influenceurs.
A.D. Nos clients misent avant tout sur la qualité de vie en Italie et au Portugal, sinon tout le monde irait en Suisse.
G. B. De nombreux pays mettent en place des cellules d’attractivité. Le Portugal a connu le statut NHR, très attractif sur le plan fiscal, a créé une réglementation avantageuse pour les artistes, et ont développé un nouveau produit l‘année dernière sur les investissements en cryptomonnaie afin d’attirer les jeunes investisseurs. En France, nous sommes un iota en retard sur l’attractivité. De la même manière quatre cinquièmes des sociétés en capacité de faire de l’impatriation pour faire revenir leurs cadres expatriés n’exercent pas cette pratique car elles pensent que ce serait trop compliqué à réaliser.
S. D. Au sein de la banque, nous notons également une curiosité pour les régimes favorables adoptés par la Grèce. Les politiques des « golden visa » (octroi de du visa ou de la nationalité en contrepartie d’un investissement) ont également été mises en place par certains pays pour attirer les actifs et connaissent un vif succès post COVID.
 
Quelles en sont les conséquences ?
S. A. L’impact des mouvements de personnes sur les prix de l’immobilier est énorme. Lisbonne est devenue hors de prix, ce qui empêche l’accès à l’immobilier aux Portugais. De même pour la Floride.
G. B. La Floride est le deuxième État le moins taxé des États-Unis. Il n’y a plus rien à vendre, tous ont acheté en effectuant de belles plus-values mais personne ne revend ! L’augmentation des taux va faire revenir à l’ancien schéma à moyen terme, ce qui sauvera vraisemblablement l’économie de cette région.
 
Malgré les nombreux stéréotypes à son encontre, la France reste attractive…
A.D. Nous exerçons souvent une auto-critique en matière de fiscalité mais, par certains aspects, nous apparaissons comme étant un paradis fiscal. Notre régime, notamment sur les plus-values de titres, offre des fenêtres d’exonération intéressantes.
S. A. Dans un contexte de mobilité internationale, il y a toute une stratégie de pré-immigration nécessitant de s’entourer de conseils. L’attrait majeur pour la France reste la qualité de vie. Le coût de la santé, par exemple, est ridicule par rapport à d’autres pays !
G. B. En réalité, la France peut être fiscalement attractive si l’on est bien conseillés. Il nous arrive régulièrement de positionner l’hexagone dans les propositions d’implantations d’entreprises étrangères dans leur plan de développement notamment en Europe. Typiquement, à titre d’exemple, la BPI, bras armé de l’état Français en accompagnement à l’export propose des solutions très avantageuses aux sociétés : assurance-crédit export, crédit d’impôt, financement de marché à l’international etc. qui n’existent nulle part ailleurs sans compter le maillage de la Team France Export au travers du réseau diplomatique avec des correspondants à disposition des entreprises française sur plus de 200 pays ! Malheureusement, comme nous le précisions, la consommation de conseil n’est pas encore une pratique très répandue en France.  Concernant notre régime fiscal complexe, on peut dire que celui-ci est plutôt dense, donc plein d’opportunité. Beaucoup d’expatriés qui ont fait le choix de s’enrichir à l’étranger se disent : « Pourquoi ne pas revenir en France ? » sur leur dernier tiers de vie.
 
L’implantation d’une filiale ne peut se faire seul, pourquoi miser sur l’interprofessionnalité ?  
S. A. Nous travaillons en collaboration avec des cabinets correspondants locaux. Cela dit, même si la filiale étrangère implantée est réalisée par un correspondant local, le client ne doit pas faire les choses seul. Il faut maintenir la communication de part et d’autre pour que les régimes fiscaux s’alignent.
A.D. L’interprofessionnalité est un élément clé sur ces dossiers. Un avocat ou un notaire français ne peut pas faire l’impasse de l’appui d’un confrère local et spécialisé pour mener à bien le projet du client.
S. D. Nous constatons chez beaucoup de clients internationaux une tendance à compartimenter les enjeux par pays. Ils omettent souvent de donner à leurs conseils une vision d’ensemble de leur patrimoine. Cela peut conduire à des impasses ou des erreurs. En tant que banquier, notre rôle est alors de soulever les questions civiles, fiscales, parfois sociales et de s’assurer qu’ils s’entourent des expertises nécessaires, sans cloisonnement étanche de la part du client.
G. B. En tant qu’expert-comptable, on distingue trois mots essentiels : coordination, maillage et interprofessionnalité. Nous organisons la force et la complémentarité de nos professions pour une seule action, l’efficacité de nos conseils au bénéfice de nos clients.
 
Comment se passe une succession internationale ?
A.D. Cette opération peut devenir très vite compliquée car nous sommes confrontés à différentes lois aussi complexes les unes que les autres. La succession civile, à savoir qui va hériter, dépend de plusieurs textes en fonction des biens situés dans différents pays. Depuis l’application du règlement européen en 2015, nous avons simplifié la procédure car les pays européens, excepté le Royaume-Uni, ont déclaré que seule la loi de la résidence habituelle du défunt au jour de son décès (ou sur option la loi de sa nationalité) serait applicable à l’ensemble de sa succession. Une histoire bien connue, celle de Johnny Hallyday, reflète bien la complexité de cette question. Il avait un domicile américain, payait ses impôts aux États-Unis mais en même temps, toute sa carrière s’exerçait en France et la plupart de ses résidences se trouvaient dans l’Hexagone, donc quel était son pays de domicile réel ?
S. A. Sur le plan fiscal, il s’agit de déterminer où sont domiciliés le défunt, les héritiers et les actifs. Tous les pays ne taxent pas qu’en fonction du domicile du défunt et de la localisation des biens. Nous pouvons être confrontés à des situations de double imposition. Prenons l’exemple d’une personne domiciliée aux États-Unis avec un héritier résident français et des actifs éparpillés à travers le monde. Les États-Unis vont naturellement taxer cette succession et la France voudra éventuellement faire de même. Fort heureusement, des conventions fiscales s’appliquent sur ces dossiers mais ne résolvent que les problématiques de double imposition. Seulement, nous ne disposons pas de conventions fiscales avec tous les pays du monde.
S. D. Deux mots clés pour la préparation d’une succession internationale : anticiper et rationaliser. Dans un contexte international, l’anticipation est encore plus nécessaire. La complexité des situations impacte autant les propriétaires actuels des actifs que ceux qui en hériteront demain. Rationaliser s’avère également prudent. Trop souvent, les personnes ayant eu une mobilité internationale conservent des actifs financiers dans les différents pays où ils ont vécu. Au moment du règlement de la succession, c’est autant de complexité et de frais supplémentaires qui pourraient être supportés par les familles alors que des mesures d’anticipation et de rationalisation auraient pu permettre d’éviter cela.  
 
Propos recueillis par Marine Fleury