En moins de dix ans, Jacques Aschenbroich aura métamorphosé Valeo, transformant l’équipementier automobile vieillissant en fleuron de la tech.

Lorsqu’on lui demande ce qui le fait avancer, Jacques Aschenbroich n’a pas une hésitation. « C’est penser et concevoir à plusieurs. Être dans le collectif et la création.» Le propre d’un grand dirigeant, en somme, et ce qui vaudra au P-DG de Valeo de se voir désigner, il y a un an, quatrième meilleur patron du monde et premier Français par la Harvard Busines Review puis, un mois plus tard, meilleur stratège de l’année par Les Échos. Beaucoup y verraient une source de fierté personnelle. Lui, y voit surtout la confirmation d’une bonne fortune. Celle « de travailler avec des équipes extrêmement talentueuses »...  Une réaction qui, à elle seule, résume l’homme aussi bien que sa vision du management. « Bien sûr que ces prix me font plaisir, reconnaît-il, mais pour moi il s’agit avant tout d’une reconnaissance collective. Sans les équipes, rien n’aurait été possible. » Ni le nombre de brevets en hausse, ni l’explosion du carnet de commandes, ni la transformation de l’entreprise. Celle que, à son arrivée à la tête de l’entreprise, il y a neuf ans, il décidera d’enclencher non pas en réaction à un fléchissement des résultats, mais  parce qu’il avait « la conviction profonde » qu’il le fallait.

9 ans, 11 mois et 17 jours…

On est alors en 2009 ; Jacques Aschenbroich vient de passer vingt ans chez Saint-Gobain, dont trois au Brésil, sept en Allemagne et deux aux États-Unis où il s’est trouvé en charge de toute l’Amérique du Nord ainsi que de plusieurs métiers. Lorsque Valeo lui propose de succéder à Thierry Morin, il y voit l’occasion d’accéder au poste de numéro un. Et pour celui qui, à l’âge de dix ans déjà, se rêvait « en patron d’Elf Aquitaine… », il y a là, outre l’aboutissement  d’une ambition, l’occasion de satisfaire une fascination de longue date pour le monde de l’industrie. Ce monde qu’il entrevoit, enfant, auprès d’un oncle polytechnicien fondateur d’une « très belle boîte d’ingénierie pétrolière », puis qu’il approche à l’école des Mines où, très vite, il est amené à « faire en sorte que les gens travaillent ensemble, dans un but commun », et réalise qu’il est « fait pour ça ». À la sortie de l’école, il s’autorise un passage par la fonction publique - la Datar, d’abord, puis le cabinet du Premier ministre, Jacques Chirac, où il intervient comme conseiller industrie. Il s’était « donné dix ans comme fonctionnaire ». Neuf ans, onze mois et dix-sept jours après avoir rejoint la fonction publique, il la quitte pour prendre la direction d’une filiale brésilienne de Saint-Gobain. Là bas, il retrouve la capacité d’action qui lui avait manqué en cabinet ministériel.

Confiance réciproque

Trente ans plus tard, il se souvient de l’intensité de cette première expérience. « Avoir le pouvoir de faire et d’entraîner les équipes à faire… c’était formidable », confie celui qui se reconnaît un don pour mettre les gens en mouvement. Non pas à l’autorité, mais à la confiance. Celle qu’il accorde, et celle qu’il inspire. « Les gens savent que je partage les responsabilités avec eux, résume-t-il. Si c’est bien, c’est eux. Si c’est mal, c’est moi… » Pas de « bisounours attitude » ni de management new age dans cette volonté revendiquée mais celle, authentique, de libérer la créativité et de révéler les talents. « Tout le monde n’est pas doué pour les mêmes choses mais chacun a du talent. Créer un environnement qui permette de le faire émerger, c’est ce que je sais faire », reconnaît-il. Et pour ceux qui en douteraient, il y a les chiffres. Ceux de l’Inpi (Institut national de la propriété intellectuelle) notamment, qui, en 2017, plaçait pour la deuxième année consécutive Valeo en tête des entreprises françaises les plus innovantes, avec plus d’un millier de brevets déposés. Six ans plus tôt, l’entreprise plafonnait en huitième position…

Écouter et décider

À l’origine de cette montée en puissance, pas de recette miracle mais la détermination sans faille d’un homme qui, une fois le cap fixé, le maintient, indépendamment des zones de turbulences et des impératifs de court terme  – « On réfléchit longtemps, on décide et puis on tient, assène-t-il ; car dans l’industrie, les fruits de l’innovation se récoltent dans la durée »…  – alliée à cette sérénité dont il a fait sa force et à une exigence de réciprocité dont il a fait celle de l’entreprise qu’il dirige. Une entreprise où, désormais, les informations se partagent tout comme les fruits de la croissance – d’où le fait que 2 % du capital soient aujourd’hui détenus par les salariés et que cette proportion soit appelée à passer la barre des 5 % d’ici à 2023  –, où les idées se confrontent et où les orientations se dessinent à plusieurs. « La joint-venture avec Siemens, le cap sur le marché chinois, la voiture intelligente… Ces décisions très structurantes, c’est moi qui les prends à la fin, bien sûr, confirme Jacques Aschenbroich, mais toutes sont le fruit d’une vraie consultation, d’une réflexion collective. Je ne suis pas un cerveau qui décide seul ; je suis quelqu’un qui sait écouter et décider. » Et pour qui la transparence n’est pas une contrainte à laquelle se soumettre mais un levier d’efficacité collective à valoriser. Raison pour laquelle, indique-t-il, les mêmes informations concernant les dividendes, la rentabilité et les objectifs sont communiquées aux investisseurs et aux salariés et syndicats. « Sans censure. »

Métamorphose

Comme le constat qu’il partagera à son arrivée à la tête de Valeo, il y a neuf ans. Lorsque, le 21 mars 2009, Jacques Aschenbroich prend ses fonctions de directeur général et administrateur, il découvre « une entreprise endormie, composée de 135 divisions produits toutes gérées comme des PME; une entreprise où tout est à réorganiser. » Pour lui, il y a urgence : la crise qui secoue Valeo ne fait pas partie de celles qui, d’emblée, font basculer les voyants au rouge mais des « lancinantes ». « Les pires, estime-t-il. Celles qui minent les organisations alors même que, à première vue, tout semble bien aller. » Celles qui requièrent la vision d’un stratège pour identifier les changements qui s’imposent et le courage d’un authentique leader pour les mettre en œuvre.

"Mobiliser les équipes lorsqu'elles ne voient pas l'urgence, c'est le plus difficile"

« L’organisation très fragmentée n’était plus du tout adaptée aux défis de l’époque, se souvient-il. Il fallait convaincre que l’environnement était en train de changer et qu’on s’exposait à un risque considérable si on ne bougeait pas. Et mobiliser les équipes lorsqu’elles ne voient pas l’urgence, c’est le plus difficile… » Il y parvient pourtant, avec cette méthode qui, bientôt, va le caractériser : « rapide mais sans brutalité ». Au point que, dès le mois de décembre, la nouvelle organisation est opérationnelle : repensée autour de quatre business groups, avec des frais généraux abaissés et une nouvelle priorité donnée aux  investissements R&D. Cela fonctionne. Neuf ans plus tard, l’entreprise, passée de 45 000 à 118 000 salariés, et dont le chiffre d’affaires devrait atteindre 20 milliards d’euros à la fin de l’année et 27 milliards d’ici trois ans - contre 7,5 milliards en 2009 – a troqué son image d’équipementier vieillissant pour celle d’un champion de l’innovation technologique, spécialiste de la voiture autonome et détenteur du premier centre d’intelligence artificielle au monde  dédié aux applications automobiles – Valeo.ai. Cette métamorphose, Jacques Aschenbroich en avait perçu le potentiel dès son arrivée. Lors de cette période « enthousiasmante » durant laquelle, se souvient-il, il avance « porté par la vision de ce que pouvait être la croissance de Valeo à condition de prendre sans attendre les bonnes décisions ». Et cela, pas de doute, il sait faire.  

Caroline Castets