Si certains craignent que l’arrivée de l’intelligence artificielle ne vienne bouleverser l’organisation du travail et supprimer des emplois, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieure de la Recherche et de l’Innovation, elle, se veut rassurante. Anticiper le changement en créant des synergies entre le monde de la recherche et les entreprises permettra, selon elle, d’accompagner en douceur cette nouvelle révolution.

DÉCIDEURS. Que répondez-vous à ceux qui ne voient dans la généralisation de l’intelligence artificielle que l’annonce de futures destructions d’emplois ?

FRÉDÉRIQUE VIDAL. Les conclusions des études sur le sujet ne convergent absolument pas. Dans ce contexte, je crois aux vertus de l’anticipation. Les emplois extrêmement automatisés ont vocation à disparaître, de la même façon que certains postes ont été remplacés par des machines au moment de la révolution industrielle. Mais, en parallèle, beaucoup de métiers vont se transformer et d’autres vont émerger. À nous de parvenir à identifier les changements probables et à anticiper les nouveaux besoins, et donc les nouveaux métiers, de chaque secteur d’activité. La meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le construire en accompagnant le changement. Le pire scénario serait l’apparition de nouveaux métiers sans personne pour les exercer. Le chantier est immense et doit être lancé dès maintenant mais les projections montrent aussi qu’il nous occupera sur bien plus qu’une décennie.

Vous estimez donc que la France est dans une bonne dynamique ?

Oui, les enjeux sont compris et bien perçus. La mobilisation côté recherche et entreprise est forte. L’État joue son rôle d’accompagnement et d’impulsion dans certains secteurs, en soutenant l’innovation et en anticipant ses effets sur l’emploi. Nous suivons une bonne dynamique.


Selon une étude réalisée par Accenture, l’intégration de l’IA à l’économie d’ici à 2035 générerait des bénéfices économiques bien plus importants aux ÉtatsUnis qu’en France. Comment expliquer cet écart ?

Cette étude s’appuie sur un article de 2013 qui tend à quantifier la disparition potentielle des emplois du fait de la transformation numérique de l’économie. Selon les données rapportées, la moitié des emplois aurait vocation à disparaître car ils comportent une large part de tâches automatisables. Ces résultats sont abrupts et alarmistes. Pourtant, l’OCDE, qui s’est penchée sur ces questions, est parvenue à une conclusion qui l’est moins : pour elle, les métiers dont la part automatisable est inférieure à un certain seuil ne vont pas disparaître, mais évoluer pour s’adapter à l’IA. Or le contenu en tâches automatisables des emplois en France est plutôt moindre comparé aux États-Unis. Par conséquent, notre taux de croissance devrait demeurer comparable à celui mesuré outre- Atlantique à condition de bien anticiper cette intégration de l’IA.

Comment accompagner cette anticipation ?

Nous menons de front plusieurs actions. La première concerne la formation. Les écoles et universités se sont déjà largement saisies de cette question : plus de cent formations initiales existent et chaque année mille étudiants sont d’ores et déjà formés à l’IA. La formation continue est tout aussi essentielle pour accompagner la mutation des métiers. Autre axe d’action : la recherche. La France est au quatrième rang mondial dans ce domaine pour ce qui est des publications et couvre l’ensemble des champs de l’IA. Pour continuer de produire l’innovation des dix ou vingt prochaines années, il nous faut des mathématiciens et des informaticiens de haut vol. Or, c’est justement une force française reconnue. Enfin, nous devons veiller à former à l’usage de l’IA à court terme et faciliter ainsi l’évolution des métiers. Pour ce faire, la méthode est prospective : il s’agit d’identifier les professions qui seront les plus touchées pour les accompagner au plus tôt dans leur mutation. Le rapport commandé à Cédric Villani et qui sera remis en mars prochain devrait être très instructif en la matière. C’est en combinant ces différentes actions que nous parviendrons à nous maintenir parmi les quatre leaders mondiaux en matière d’innovation dans le domaine de l’IA. 

Au-delà de celles menées par Le Hub France IA, quelles actions le gouvernement met-il en place pour préparer cette transition ?

L’initiative du Hub France IA montre à quel point l’écosystème national est prêt à s’emparer de ce sujet. Soutenir la recherche est fondamental pour continuer à s’imposer parmi les leaders mondiaux du secteur avec le Japon, les États-Unis ou la Chine. Outre un programme national de recherche que nous allons mettre en place, une formation accrue et des études prospectives, nous ne devons pas négliger de nous interroger sur le cadre juridique et éthique à poser pour accompagner l’irruption de l’IA dans notre quotidien. Ceci justifie aussi que des recherches en sciences humaines et sociales soient développées, et c’est justement l’une des forces françaises. Il nous faut également répondre à la question suivante : comment mettre l’IA au service de la transformation économique du pays ? Nous savons que les grands groupes s’y intéressent depuis longtemps et que les start-up ont pleinement intégré cette donnée. Reste donc à aider les PME et ETI à s’emparer de cette technologie et des outils qu’elle met à leur disposition. La France possède les talents pour relever ce défi. À nous de rassembler les forces et de les coordonner.

« Il faut aider les PME et les ETI à s’emparer de cette technologie »

Vous insistez sur l’importance de la coordination des différents acteurs. Quels partenariats mettre en place entre public et privé ? Favoriser les échanges entre le monde académique et les entreprises est un point fondamental dans le succès de la transformation des métiers et la réussite économique. Or, par définition, la temporalité de la recherche est longue par opposition à celle des entreprises  pour lesquelles la réactivité est clé. Il nous faut parvenir à faire coïncider ces temporalités, c’est-à-dire laisser le temps à la recherche mais être capable d’identifier rapidement un concept et d’en assurer le transfert au marché. C’est cette étape de transmission qui pèche encore. La France jouit d’une reconnaissance mondiale en IA mais peut s’améliorer pour ce qui concerne le transfert aux acteurs qui pourront s’en servir. Pour pallier ce problème, nous voulons promouvoir les échanges entre le monde académique et celui de l’entreprise. Des initiatives ont été prises en ce sens ces dernières années et nous devons continuer à les encourager en créant des zones de contact entre la recherche et l’innovation d’une part et l’économie de l’autre. Nous travaillons à ce sujet en étroite collaboration avec Bruno Le Maire pour fluidifier les échanges, multiplier les passerelles et renforcer in fine le chaînon du transfert entre ces deux mondes.

Les start-up trouvent-elles leur place aux côtés des différents acteurs de la transition ?

Le tissu de start-up en France est extrêmement dynamique. De plus en plus de cursus et filières incluent des modules de préparation à l’entreprenariat, de manière à rester dans cet élan. Dans l’IA, il faut garder le tempo mais aussi prendre le risque d’investir. Nous devons transformer nos start-up et les propulser tout de suite sur le marché. C’est par ce biais que la recherche entre au sein des grands groupes. Nos start-up doivent grandir et attaquer le marché international, directement ou par intégration au sein d’un groupe. 

Propos reccueillis par Morgane Al Mardini et Sybille Vié

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